L’histoire du cinéma peut se montrer particulièrement impitoyable. Ted Kotcheff en sait quelque chose.
Ce nom ne vous dit peut-être rien et pourtant, ce réalisateur canadien d’origine bulgare a signé l’un des plus gros succès des années 80 ; un film emblématique que nous connaissons tous. En effet, c’est à lui que nous devons le premier « Rambo ». Mais si nous vous parlons de Kotcheff, ce n’est pas pour revenir sur les aventures du vétéran incarné par Stallone car l’honorable filmographie du réalisateur compte quelques pépites oubliées que tout cinéphile devrait avoir vues, à commencer par le sauvage et dérangeant « Wake in Fright », adapté d’un roman de Kenneth Cook.
Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes en 1971, « Wake in Fright » est ensuite rapidement tombé dans l’oubli malgré des retours élogieux. Après une exploitation laborieuse, le film est perdu pendant près de trente ans. Par chance, les négatifs ont pu être récupérés à Pittsburgh et sauvés in extremis. Une restauration est alors entamée et le film se voit une nouvelle fois présenté à Cannes en 2009, dans la section « classics ». Depuis, il circule de festival en festival et se verra distribué dans les salles françaises à partir du 3 décembre (il faudra certainement se contenter d’un DTV en Suisse). Nous avons eu la chance de le découvrir lors de la dernière édition du FIFF et nous ne nous en sommes toujours pas remis.
Tout commence avec un plan saisissant : un panoramique de 360 degrés qui balaie un horizon désertique et inondé de soleil. Seuls deux maisons et une ligne de chemin de fer, perdus au milieu de cette immensité, témoignent d’une présence humaine. Puis, un travelling sur le « quai de gare », une simple estrade en bois muni d’un écriteau, nous renseigne sur le lieu : nous sommes en Australie, à Tiboonda. Le troisième plan nous plonge dans une salle de classe. Le silence est total, la chaleur semble intenable, quelques mouches tournent autour des élèves qui fixent le professeur. L’atmosphère est pesante, l’ennui flagrant. Toutes ces petites têtes blondes attendent que l’enseignant annonce la fin du dernier cours avant les vacances. Ce dernier n’attend qu’une seule chose lui aussi : partir à Sydney pour y retrouver sa femme qui lui apparaîtra sous la forme de visions tout au long du film. Mais pour aller à Sydney, John Grant est contraint de faire une halte dans une ville qui porte le doux nom de Bundayabba et d’y passer la nuit. Il se rend alors dans un pub pour tuer le temps. Il y rencontre le shérif du coin et va rapidement comprendre qu’une bière ne se refuse pas à Bundayabba (abrégé « Yabba » par les locaux) où l’alcool se boit en quantité industrielle. Ivre, John va perdre tout son argent en jouant à pile ou face pendant la soirée et va manquer son avion du lendemain. Le voilà cloué pour quelques jours dans ce village perdu au fin fond de l’outback australien. Son séjour fortuit va rapidement se transformer en une terrible descente aux enfers.
« Have a drink, mate? Have a fight, mate? Have a taste of dust and sweat, mate? There’s nothing else out here. »
Des simples beuveries, John va être entraîné dans des bagarres et une séance de chasse nocturne aux kangourous particulièrement barbare (qui vaudra une séquence tétanisante). Préfigurant « Delivrance » de John Boorman et « The Wicker Man » de Robin Hardin par bien des aspects, « Wake in Fright » (traduit littéralement « Réveil dans la terreur ») nous entraîne avec son personnage principal dans un long cauchemar fiévreux. Ted Kotcheff décrit avec un réalisme désemparant la déliquescence progressive de cet instituteur et de ses valeurs. À la manière d’un Meursault dans le célèbre roman d’Albert Camus, John Grant semble dépossédé de ses moyens par un soleil assommant et une atmosphère étouffante. Pris dans un engrenage déshumanisant, il va peu à peu sombrer dans une folie qui lui fera perdre tout contact avec le monde civilisé et le fera plonger dans la terreur. Une terreur qui jaillit du quotidien ennuyeux des habitants de Yabba qui ne savent plus quoi faire pour s’occuper et repoussent chaque jour la frontière du soutenable.
N’hésitant pas à faire durer les scènes et donc le malaise qu’elles procurent, Kotcheff livre un film furieusement misanthrope traversé par de nombreuses visions euphoriques. Œuvre folle revêtant la forme d’un trip solaire, « Wake in Fright » explore avec un jusqu’au-boutisme troublant la terreur humaine. Ce portrait d’un personnage semblant condamné à s’enliser dans la sauvagerie constitue l’une des pièces maîtresse du cinéma australien. Attention, votre foi en l’humanité (et dans le corps enseignant) risque bien d’être mise à mal.
Wake in Fright (Outback)
De Ted Kotcheff
Avec Gary Bond, Donald Pleasence, Chips Rafferty