« Under the Skin » est un film rare. Visionnaire, novateur et précurseur…
Avant toute autre chose, le cinéma est une expérience, un langage à part entière, le médium privilégié du ressenti, de l’émotion. Mais à l’heure où le spectateur n’a presque plus le choix qu’entre surabondance dialoguée et épanchement numérique, très rares sont les films qui arrivent encore à offrir un cinéma digne de ce nom, un cinéma qui a le courage d’expérimenter et qui n’a pas peur de se réinventer. En 2013, « Gravity » y était déjà presque arrivé, grâce à un parti pris visuel démentiel, auquel il manquait malheureusement un scénario à la hauteur de ses ambitions. Mais là où « Gravity » faillit, « Under the Skin » réussit. Sorti à l’aube de l’été 2014, il déconcerte, passionne, hypnotise et rappelle surtout que le cinéma peut être bien plus.
Adapté du roman éponyme de Michael Faber, l’intrigue d’« Under the Skin » suit une extra-terrestre fraîchement débarquée sur Terre (en Écosse pour être précis), sous la forme d’une humaine aux charmes certains (Scarlett Johansson donc). Se servant de ces derniers, elle attire plusieurs mâles humains en chaleur, qu’elle piège ensuite, dans un but incertain (sûrement alimentaire). Mais plus elle est en contact avec l’espèce humaine, plus elle va découvrir que les hommes ne sont pas tous que des bêtes assoiffés de sexe et de pouvoir, mais qu’ils peuvent aussi être aimant et bienveillant. Déboussolée par cette découverte, elle va fuir et s’enfoncer dans les Highlands, à la recherche de quelque chose qu’elle ne connaît pas encore.
« Under the Skin » est tout d’abord un film visuel. Toute son action passe par l’image, le montage et l’usage de symboles simples et de décors évocateurs, souvent grandioses. Le réalisateur Jonathan Glazer place volontairement le spectateur à la place de l’extra-terrestre, pour que ce dernier découvre avec elle notre monde. Il s’efforce donc à chaque scène d’innover, de nous montrer d’une nouvelle manière ce qu’on voit tous les jours, ou justement ce que l’on ne voit plus, par habitude ou par ignorance. Pour cela, il privilégie une mise en scène dépouillée et purifiée, et donne son entière confiance au cadre et à la composition de l’image, évitant ainsi le piège de certains effets de montage superficiels. On se retrouve alors devant un classicisme contemplatif, qui laisse le temps à chaque scène de se dérouler et d’atteindre sa puissance visuelle et dramatique maximale. Glazer exploite le potentiel de chaque instant et n’en laisse que rarement une miette. Tout s’articule, tout est maîtrisé, rien n’est laissé de côté. Seule la beauté de l’inexpliqué fait exception. Car si « Under the Skin » tire sa force d’un savoir-faire technique indéniable, il puise sa douceur dans une atmosphère romantique et poétique à l’étrangeté assumée. Les couleurs et les décors y sont pour beaucoup et crée un théâtre flottant, à mi-chemin entre réalité crue et surréalisme séducteur et déstabilisant. Cet aura mystique contribue beaucoup aux charmes d’« Under The Skin », privilégiant le ressenti au raisonnement. Glazer atteint ainsi un sommet de perfection narrative et visuelle, parfaitement dosée, et encore plus rafraîchissant et scotchant, que cette perfection n’avait plus été vu sur les écrans depuis la mort de Kubrick, seul cinéaste dont Glazer pourrait être rapproché.
Mais loin de se contenter d’un tour de force purement cinématographique, « Under the Skin » offre aussi (et surtout) un récit mystérieux, symbolique et philosophiquement abouti. Il suffit pour cela de passer les deux premiers niveaux de lecture, celui de la science-fiction et celui de la critique sociétale, pour voir que le film est une réflexion éclairée et pessimiste sur la condition féminine. L’extra-terrestre est une femme et elle est perçue comme telle, et seulement comme telle, durant tout le film. Le point de départ qui met en exergue son innocence et son ignorance permet au récit de décortiquer son évolution émotionnelle et surtout les rapports de force qu’elle provoque, directement ou indirectement. En effet, au début, elle se sert de son enveloppe pulpeuse pour attirer les hommes et les piéger. De la même manière, ses premiers pas sur Terre sont scrutés par des humains curieux, envieux et serviles. Elle n’est alors qu’un corps, le même que l’on retrouve placardé partout dans nos villes et sur nos écrans. Puis, lorsqu’elle découvre les émotions (peur, tendresse), le corps devient âme. Le choc est brutal. Elle ne sait que faire de cette âme, inconnue jusqu’alors, surtout lorsqu’elle rencontre des hommes bienveillants qui vont à l’encontre de ses schémas masculins préétablis. Ainsi, les rapports changent et l’extra-terrestre ne sait plus qui elle est, ce qu’elle doit faire. La possibilité d’évoluer, de se découvrir, d’être autre chose qu’une enveloppe, lui est offerte. Désemparée, elle essaie d’écouter sa nature, de mettre en application ce nouveau libre arbitre. Elle prend alors la fuite et découvre l’envers d’un décor. Elle plonge, de plus en plus profondément, au cœur de la nature exacerbée de l’Écosse (la densité des forêts, l’immensité des plaines), parfaite métaphore de cette urgente quête identitaire. (Attention spoiler !) Mais malheureusement, l’extra-terrestre reste prisonnière de ce corps qui attise toujours tant de convoitises. Et quand elle expérimente la transgression ultime de cette enveloppe (le viol), elle préfère mourir plutôt que de continuer à être la victime d’une image imposée et aux conséquences de laquelle elle ne peut échapper. Sa seule issue est alors de disparaître, dans un acte sublime d’amour propre et de préservation. Dans ce sens, « Under the Skin » est un film profondément féministe et intensément pessimiste sur la position de la femme dans nos sociétés.
Un autre niveau de lecture, plus évident celui-ci, est la réflexion faite sur Scarlett Johansson en particulier et sur le pouvoir du cinéma en général. En effet, le rôle de l’extra-terrestre séduisante n’est pas loin du rôle d’actrice qu’elle joue dans la vie réelle. En passe de devenir la Marilyn Monroe de ce siècle, Scarlett Johansson est devenue un être intouchable, presque une divinité, pour laquelle tout homme serait prêt à se damner. Bien-sûr, cette image a été façonnée par le cinéma, par les réalisateurs qui l’ont filmée et par les personnages qu’elle a incarnés. Car même s’il est indubitable que Johansson est de nature séduisante, le cinéma a fait d’elle un être fantasmagorique, vivant bien au-dessus de notre monde de simples mortels. « Under the Skin » est un pied de nez à ce statu quo, car il lui oppose la prise de conscience de la divinité elle-même, un retour sur Terre, pour celle qui nous surplombait. (Attention spoiler) Dans le film, il s’agit bien-sûr des moments où un homme (déformé qui plus est) refuse ses avances et où un autre la secoure, sans rien lui demander en retour. N’être qu’un corps, qu’une image, n’est donc pas une fin en soi, mais plutôt un voile de désillusions et de fausses promesses, et ce autant pour la divinité que pour ses adorateurs. La suite logique est la mise en danger et la (auto-)destruction (l’exemple de Marilyn Monroe), acte nihiliste par excellence, qui rejoint le thème de la sur-objetisation féminine.
Beaucoup ont reproché à « Under the Skin » de n’être pas assez clair, pas assez accessible. Mais pour être accessible aujourd’hui, il faut se satisfaire d’évoluer au sein de sentiers battus, qui depuis une vingtaine d’années ne se contentent que de nourrir le public, sans lui en demander d’avantage, et surtout sans prendre de risques anti-commerciaux. « Under the Skin » n’est pas de cette nature, mais reste néanmoins accessible. Il demande simplement au spectateur une attention plus élevée, une connaissance minimum du langage cinématographique et surtout une envie de découvrir autre chose, quelque chose de différent, de plus haut.
« Under the Skin » est un film rare. Visionnaire, novateur et précurseur, il remet quelques pendules à l’heure et nous rappelle que le cinéma est un médium bien plus riche qu’on ne le pense, et si jeune que tout lui est encore possible, que beaucoup de choses restent à inventer. Et pour les inventer il faut les trouver. Et pour les trouver, il faut expérimenter et prendre des risques. Il faut aller au-delà.
C’est là qu’« Under the Skin » est allé. C’est là qu’il a trouvé la force et la subtilité de se glisser sous notre peau et d’y laisser une marque désormais indélébile. [Florian Poupelin]
Under the Skin
ROY – USA – CH – 2013
Durée: 1h48 min
Drame, Science-fiction
Réalisateur: Jonathan Glazer
Avec: Scarlett Johansson, Krystof Hàdek, Adam Pearson, Paul Brannigan, Lynsey Taylor Mackay, Kevin McAlinden
Ascot Elite