Carrefour des talents d’un scénariste et réalisateur au sommet de son art ainsi que de techniciens et d’interprètes au diapason, « Un Autre Monde » est d’ores et déjà l’un des sommets de l’année 2022.
Depuis trois films, Stéphane Brizé dissèque le monde du travail. En 2015, dans « La Loi Du Marché », il racontait le parcours d’un chômeur devenu vigile et confronté à un dilemme moral qui pouvait lui faire perdre sa place. Puis avec « En Guerre » en 2018, il suivait le combat d’un délégué syndical prêt à tout pour faire éviter la fermeture de son usine. Cette fois, c’est en quelque sorte l’envers de ces deux films que choisit de peindre Stéphane Brizé. Soit le parcours intime d’un cadre supérieur rongé par les exigences froides et absurdes de sa hiérarchie et les revendications légitimes de ses employés. Comme le dit le cinéaste lui-même, son anti-héros est « un homme coincé entre le marteau et l’enclume avec un rôle à jouer de plus en plus éloigné de ce qui était le sien au départ. ».
Etonnamment, le réalisateur n’avait pas une trilogie en tête lorsqu’il entreprit l’écriture de « La Loi du Marché » mais chaque film a nourri le suivant et c’est en travaillant sur « En Guerre » qu’il a eu l’idée de ce troisième volet. Avec son fidèle scénariste Olivier Gorce, les deux auteurs ont donc rencontré des chefs d’entreprise, récolté divers témoignages et bâtit une fiction à partir de là. En quelque sorte, ils donnent ainsi la parole à ceux qu’ils laissaient hors-champ dans leurs œuvres précédentes et que le spectateur, dans un élan manichéen bien nourri par certaines fictions dites sociales, aurait trop vite fait de qualifier de « méchants ». Or, « Un Autre Monde » le montre bien, le système n’est pas si simple et cette opposition ouvrier/patron semblerait même être à l’avantage des grandes entreprises qui profitent de cet éternel clivage. Le réalisateur le dit et l’illustre bien : « tant que des gens s’opposent entre eux, ils ne remettent pas en question le système qui les divise. »
Cette opposition se retrouve d’ailleurs au casting. Fidèle à sa méthode, Stéphane Brizé a ici encore mêlé des acteurs chevronnés à des amateurs jouant souvent leur propre rôle. Ceux-ci, bien dirigés, sont forcément criant de vérité et face à eux, Vincent Lindon le fidèle compagnon de lutte, est encore une fois d’une intensité remarquable. Notons également, dans les rôles de l’épouse et du fils, la présence de Sandrine Kiberlain, convaincante en femme délaissée et surtout du jeune Anthony Bajon, vu récemment dans « Teddy » ou « Les Méchants » et qui livre ici une performance hallucinante en fils guetté par une forme d’autisme.
Avec ce troisième film dans l’univers des grandes entreprises, nourri chacun par le réel, mélangeant acteurs professionnels et amateurs ainsi que la même vedette dans le premier rôle, Stéphane Brizé prenait le risque de se répéter. Il n’en est pourtant rien puisqu’il change ici sa méthode et sa grammaire. En s’immisçant dans la famille de sa figure principale, il élargit son cadre et laisse plus de place à la fiction. Sa mise en scène s’en ressent d’ailleurs puisque sa caméra se fait plus intrusive et ne se contente pas de filmer le « héros » sans les contre-champs sur ces différents interlocuteurs (comme il le faisait dans « En Guerre »). Le procédé renforce la dramaturgie et ainsi, indirectement, l’empathie du spectateur.
Il serait tentant de rajouter un « ? » au titre de ce magnifique film, tant son auteur, en expliquant avec précision les rouages d’un système, semble vouloir éveiller les consciences et rappeler que le monde tel qu’il est n’est pas une fatalité et qu’il est toujours possible de se battre pour tenter de le changer.
Un autre monde
FR – 2021
Durée: 1h36 min – Drame
Réalisateur: Stéphane Brizé
Casting: Vincent Lindon, Sandrine Kiberlain, Anthony Bajon, Marie Drucker, Sarah Laurent
Xenix Film
16.02.2022 au cinéma