Qu’ils soient tournés en noir et blanc ou en couleurs, en 16 ou en 35mm, les films de Shinya Tsukamoto portent en eux le témoignage de leur époque et fournissent de véritables expériences physiques, qui bousculent les spectateurs dans des clashs d’images et de sons. « Tetsuo : The Iron Man » (1989), « Hiruko the Goblin » (1990), « Tetsuo II : Body Hammer » (1992), « Tokyo Fist » (1995), « Bullet Ballet » (1998), « Gemini » (1999), « Snake of June » (2002) : des films qui ont marqué une génération de cinéphiles et qui continuent encore à influencer certains réalisateurs contemporains.
En développant le rapport qu’entretiennent ses personnages avec leur corps et la chair – ainsi qu’avec l’urbanité qui les entoure – Tsukamoto s’inscrit dans la tradition cinématographique du body horror, dont l’ambassadeur n’est autre que David Cronenberg. À l’instar du réalisateur de « Chromosome 3 » (1979), de « Videodrome » (1983) ou de « La mouche » (1986), le cinéaste japonais s’intéresse aux transformations physiques et mentales de ses protagonistes, en capturant des fragments de vie ordinaires qu’il place dans des situations extraordinaires, qui échappent à tout réalisme. Tsukamoto en profite pour passer au crible les problématiques socio-culturelles de son époque ; une tangente qu’il suit avec « Tokyo Fist », où il confronte les codes du film de boxe à sa vision de la mégalopole nippone, dynamitant au passage les rapports sociétaux entre l’homme et la ville.
L’homme en question, Tsuda Yoshiharu (incarné par Tsukamoto lui-même) travaille comme vendeur dans une Tokyo oppressante et suffocante, à l’image de ces contre-plongées écrasant le protagoniste contre les multiples gratte-ciels tokyoïtes. Alors qu’il mène une vie banale aux côtés de sa femme Hizuru, Tsuda croise un jour un ancien camarade de lycée devenu boxeur semi-professionnel, Kojima Yakuji (interprété par Kôji Tsukamoto, le frère du cinéaste), qu’il invite à souper chez lui. Apprenant que celui-ci a fait des avances à sa femme, Tsuda devient fou et rend visite à Kojima, qui le réduit en bouillie. Humilié, Tsuda décide de se mettre à la boxe pour se venger et reprendre le contrôle de la situation. Mais celle-ci dérape peu à peu, à mesure que les trois personnages sombrent dans une spirale de violence…
Si les pulsions autodestructrices des personnages – tout comme leur exploration psychologique et physique – font partie intégrante de l’œuvre de Tsukamoto, elles se conjuguent dans « Tokyo Fist » aux codes du sous-genre sportif dans un maelström de nervosité et de flamboyance. Ici, l’hyperréalisme, souvent voulu par la boxe au cinéma, est rejeté en bloc par Tsukamoto, qui signe un film puissamment esthétique, proche de l’expressionnisme. Le cinéaste ne s’intéresse pas tant au sport de combat mais plutôt à la violence que celui-ci induit.
Comme l’explique le journaliste spécialisé Julien Sévéon dans son ouvrage « Le cinéma enragé au Japon » (2010), »« Tokyo Fist » questionne la violence d’une société en apparence lisse et impeccable » (p. 226). Contrairement aux mégalopoles occidentales où la violence est constamment exposée, celle des grandes villes japonaises reste en sourdine et agit de manière implicite, notamment dans les milieux sociaux et professionnels. À travers leurs processus de transformation physique, les protagonistes de « Tokyo Fist » externalisent cette oppression, s’affiliant ainsi à une forme de néo-primitisme de par leur adoption de rites tribaux »pour se sentir exister » (Sévéon, p. 227).
« Tokyo Fist », c’est aussi un uppercut visuel. La première séquence de confrontation entre Tsuda et Kojima épate par la richesse de son élaboration visuelle : éclairant la scène dans une bichromie rouge et bleue, le réalisateur japonais dépeint un combat surréaliste (inserts de viande écrasée à l’appui) qu’il découpe méthodiquement, chaque mouvement de caméra ou des protagonistes étant calculés pour renforcer l’impact des coups. La séquence est atomisante, à l’image du film qui illustre ce triangle de personnages à la recherche d’eux-mêmes ainsi que d’une place dans cette métropole hybride et écrasante.
Assurément, peu de films occasionnent les sensations physiques provoquées par « Tokyo Fist ». On en ressort essoufflé, abasourdi, mais avec la sensation d’avoir été témoin de quelque chose d’unique et de libre.
Tokyo Fist
De Shinya Tsukamoto
Avec Shinya Tsukamoto, Kôji Tsukamoto, Kahori Fujii
Studiocanal