« Bella ciao ». En 1949, Giuseppe De Santis traitait avec un total génie cinématographique de thématiques plutôt modernes, à savoir celles de l’hybridité des genres et de la (dés)illusion du rêve américain. Avec « Riso amaro », ce jeune réalisateur italien offrait aux yeux du monde entier toute la beauté de la tristesse humaine; une œuvre au lyrisme à la fois impitoyable et séducteur.
Un présentateur discourt sur la situation des ouvrières dans les rizières, pendant que la caméra effectue un panoramique vertigineux sur la région. Au milieu d’une foule, deux individus bousculent impunément les gens, fuyant deux autres personnes armées de pistolet. Une femme splendide se dandine sur une musique populaire, attirant tous les regards – masculins et féminins. Autant d’éléments se conjuguent dans l’ouverture de « Riso amaro » qui, dès ses premières minutes, mélange genres et situations. Le décor est posé, en quelques mouvements de caméra, De Santis établit les symboles, les thématiques et les enjeux qui vont sous-tendre tout son film. A l’instar des spectateurs, la foule assiste aux événements de la narration. Le parallèle s’avère d’autant plus souligné par la situation des personnages externes au récit, puisque ceux-ci regardent les actions (le film) par les fenêtres (l’écran) d’un train à l’intérieur duquel ils se trouvent. Défilant devant nos yeux grâce à l’un des somptueux travellings dont va nous gratifier le réalisateur tout au long de son film, la multitude de fenêtres ouvertes s’affichent comme autant d’écrans que de genres cinématographiques, le décor se transformant alors en photogrammes vivants.
Ainsi, le cœur du film (et conséquemment celui de ses personnages) va osciller entre film noir, mélodrame et néo-réalisme italien, qui se rejoignent tous néanmoins sur leur noirceur commune. Apprenti de Visconti mais surtout formé à la critique, De Santis connaît le cinéma et nous le montre, en mixant les genres et en les faisant dialoguer entre eux. Cependant, c’est bien dans son contexte social que « Riso amaro » tire sa force, puisqu’il lui sert de fondement pour les éclats lyriques auxquels il s’adonne. En effet, De Santis y dresse le portrait des « mondine », ces ouvrières saisonnières venues de toute l’Italie pour effectuer le travail harassant de l’émondage et du repiquage du riz. Pendant quarante jours, elles se courbaient dans les rizières du Pô pour trier les mauvaises herbes des jeunes pousses de riz, dans le but de gagner un peu d’argent et dix kilos de riz.
Bien que son approche sociale se situe quelque part entre fantasme et réalité, De Santis tourne son film sur les lieux-mêmes où s’effectue l’émondage, avec plusieurs cinquantaines de vraies mondine. La photo d’Otelo Martelli embellit la misère de ces travailleuses, via un sublime noir et blanc et, dans le même cadre, contrastent continuellement beauté et cauchemar, devenant un véritable oxymore cinématographique. Le lyrisme se retrouve d’autant plus décuplé par le chant des mondine, médium à usage multiple, puisqu’il leur permettait non seulement d’adopter une cadence unitaire dans leur travail, mais surtout de communiquer, n’ayant pas le droit de parler. De cette manière, les chants stigmatisent leur destin collectif, qu’elles retranscrivent dans des hymnes protestataires. A ce propos, la rixe chantée entre les salariées et les clandestines, qu’elles scandent avec une fougue surhumaine et leur voix meurtrie, représente l’un des passages les plus désarmants du film.
Mais « Riso amaro » ne serait qu’amer sans la présence de la plantureuse Silvana Mangano, l’incarnation du désir, tant elle séduit par son physique, ses gestes et ses regards. Elle fascine autant dans ses danses que dans ses numéros de manipulation, tour à tour maîtresse de la situation et dépendante de ses illusions.
Victime de ses rêves, elle incarne dans un premier temps la fille du peuple au caractère trempé, avant de subir l’influence américaine d’une ambition désespérée.
Prisonnière des films de gangsters, elle troque son indépendance et sa vivacité d’esprit contre une naïveté et une soumission déconcertantes, ne s’accrochant alors plus qu’à une illusion fantasmagorique. Son homologue féminin, lui, suit le parcourt inverse en adoptant progressivement le point de vue social de ses compatriotes, se réhabilitant de son addiction à l’illusion romancée.
Nourrit par des jeux de paradoxes constants – à l’image de son titre à double sens –, « Riso amaro » éblouit à tous les niveaux. Tourné en extérieur et soumis aux (fausses) conditions météorologiques, le film sidère par son aboutissement technique, mais aussi par les émotions viscérales qu’il provoque chez le spectateur, alors abasourdi par tant de beauté. Une beauté amère, comme le sont les personnages, victimes et bourreaux d’une spirale de laquelle ils ne peuvent s’extirper.
Riso amaro
De Giuseppe De Santis
Avec Silvana Mangano, Raf Vallone
[LV]