Rencontre avec le réalisateur Rachid Djaïdani, personnalité attachante et sincère, pour la sortie de son film « Tour de France ». L’occasion d’évoquer ses acteurs, Gérard Depardieu et Sadek, son précédent film, « Rengaine », mais aussi son parcours et son regard sur la France d’aujourd’hui, celle des ouvriers, des quartiers populaires, mais aussi celle de ses dirigeants.
Salut Rachid, avant toute chose peux-tu nous dire un mot sur le casting du film. Lors de ton film précédent, « Rengaine », tu avais fait appel à des personnes de ton entourage, des amis, des proches. Dans « Tour de France », tu mets en scène Gérard Depardieu et Sadek…
« Rengaine », c’était neuf ans de réalisation en mode vraiment à l’arrache, la passion avant tout et on y va. Avec, effectivement, ma femme, mes potes, mes amis, mes voisines, les rencontres urbaines que j’avais pu faire à droite et à gauche. Pour « Tour de France », on rentre dans un nouveau processus de création et le film est produit, avec un distributeur et des partenaires financiers. Et tout d’un coup, on t’offre la possibilité de choisir avec qui t’aimerais bien travailler. En réalité, tu sais pas trop, tu projettes des choses sur le personnage de Farhook (Sadek, ndlr), sur le personnage de Serge (Gérard Depardieu, ndlr) etc. Quand arrive le moment où il faut te décider sur le casting, j’ai commencé à prospecter d’abord le mec qui serait le plus adapté au personnage de Farhook, j’ai prospecté sur internet, regardé des vidéos, etc. C’était important pour moi que le mec soit vraiment un rappeur, je ne voulais pas d’un acteur qui fasse le rappeur. J’ai casté pas mal de personnes et il se trouve que Sadek a fait des essais juste bouleversant et le choix de Sadek a été déterminant quand j’ai rencontré tonton (Gérard Depardieu, ndlr) et qu’il a validé sa présence dans le film. Pour moi, il n’y avait plus de doute, dans le décor et dans l’énergie, il y a un binôme qui peut se créer, avant même le jeu, juste par l’esthétique de leurs deux corps dans le plan. Pour tonton, j’ai pu le rencontrer par l’intermédiaire de mon attachée de presse et de ma productrice. Après un quart d’heure de conversation, le gars te dit « Serre-moi la pogne, ton histoire tu l’as dans les yeux. Le film on le fait. » J’irai même un peu plus loin, car on peut s’arrêter sur ces deux personnages mais il y a aussi Nicolas qui est là, qui joue Bilal, le fils de Serge. Nicolas c’est un ami qui habite tout près de chez moi, on s’est rencontré tout à fait par hasard, par une amie en commun. Surtout, tous les autres personnages, mis à part Louise Grinberg et Sphynx (Mabo Kouyaté, ndlr), avaient déjà joué dans « Rengaine » et tous sont non-professionnels. Je voulais donner une impression de réalité.
Revenons aux deux personnages principaux. Au début du film, Serge et Farhook sont opposés et on pourrait dire de manière schématique qu’ils représentent deux France. Mais sur ce constat de départ, ce que propose le film c’est de les rassembler, car comme le dit Farhook, ils sont pareils.
Effectivement, mon envie est de montrer qu’aujourd’hui, le monde ouvrier et le monde des quartiers populaires sont complètement divisés. Alors que jusqu’à il n’y a pas si longtemps, il y avait le monde ouvrier avec des valeurs, des ambitions communes et une lutte des classes évidente. Depuis quelques années, il y a une vraie séparation. Le monde ouvrier français « de souche » a été complètement mis à l’écart, sur la voie de garage, ignoré, mutilé et oublié. On a même parfois honte de nos ouvriers. Cette France-là s’est complètement repliée sur elle-même. Quand on fait appel à elle à la télé, dans les interviews, c’est simplement pour qu’elle dise qu’elle n’aime pas les étrangers, que le France a perdu ses valeurs. Mais sinon, on ne va jamais essayer de comprendre pourquoi et quelles sont ses blessures. De l’autre côté, tu as les quartiers sensibles, populaires, dans lesquels il ne fait pas bon entrer car on te dit que la police, la loi, plus personne n’y a accès, que c’est évident parce qu’il n’y a que des Arabes et des Noirs, des Français de seconde zone. Cette France-là aussi a été complètement stigmatisée et mise à l’écart, caricaturée en lui donnant le rôle soit du barbu, soit du rappeur, la racaille, mais jamais mise en lumière. Il y a des éducateurs, des artistes, des gens vraiment positifs, qui essayent de s’en sortir. Mais ceux-là on ne veut pas les voir. Pour moi, ces deux mondes, celui de Serge et celui de Farhook, cristallisent les peurs et le hors-champ d’une France boboisée, qui pense que ses sondages et sa parole sont plus forts que la parole du peuple. Mon ambition avec ce film est de dire, regardez, on nous a divisé, séparé, mais si on se regardait, ensemble on serait plus fort. Et on pourrait mener une révolution, à la fois artistique, politique, d’une France unie, retrouvée.
Ce qui est intéressant dans le film c’est qu’il est centré sur ces deux personnages et il n’y a pas d’éléments extérieurs qui viennent soutenir ou contredire leurs propos. Ils sont isolés, par le décor ou par le cadrage. La critique se fait essentiellement par le dialogue.
Mon film est une sorte d’huis-clos en mouvement. Pour moi, c’est un film d’action verbale. Je suis là pour dire de façon réaliste, et parfois on pourrait penser qu’il y a un côté bisounours dans cette façon de faire. Mais les bisounours, quand on les arrose c’est comme des gremlins, ils deviennent méchants. Si à un moment on se retouche pas, on ne se regarde plus, si on ne fait pas l’effort d’aller vers du bon sentiment, ce qui nous attend là-bas, ça va être chaud. Donc avec ce film, si tu prends les candidats à la présidentielle, de n’importe quel bord, et que tu leur fais regarder le film, à la fin, lorsque la lumière se rallume on va voir si leur discours va tenir. Parce que le film il est pour l’unité.
Ce film est aussi constitué d’une grande partie autobiographique. Tu es issu des quartiers populaires et tu as toi-même été ouvrier (maçon).
L’opportunité de ma vie, je te dis. Effectivement, j’ai été ouvrier, j’ai travaillé dans le bâtiment, j’ai un CAP de maçon. Comme tant d’autres je viens d’un univers urbain, banlieue et tout. D’ailleurs, à ce propos, ce qui est intéressant dans ce film comme dans « Rengaine », c’est que je montre des personnes diverses, d’origines « épicées », mais qui ont grandi à Paris. Au bout d’un moment ce qui est important c’est ça aussi, de dire : écoutez, vous voulez nous voir que comme des banlieusards dès l’instant où on a des pixels caramels mais en bas de vos beaux-quartiers, on est là. « Tour de France » est plein de strates. Le début du film se passe à Paris, dans le 11ème. D’ailleurs, Farhook se définit comme rappeur de Paname. Lors de l’embrouille, il est filmé depuis le drone, sur les Champs-Elysées, l’Arc de Triomphe, en scooter dans les beaux quartiers pour dire « on est là ». Ce personnage est en mouvement dans la capitale.
Justement, cette partie filmée depuis le drone, mais aussi d’autres séquences, reprend une esthétique de clips de rap, avec des mouvements de caméras particuliers et un usage du téléphone portable par exemple. Et le film alterne avec une autre esthétique, celle de Serge, plus contemplative.
Bien sûr. Mais, en même temps, cela correspond à deux espaces-temps. Lui, Serge, il est encore dans la France 18ème siècle. Son rythme à lui, il est contemplatif. Alors que le gamin, Farhook, il est en découverte, et son portable apporte un peu le côté contemporain de son époque. Mais, en même temps, il ne filme que des éléments naturels, des arbres, des algues, ses mains. Il est dans une introspection avec cette caméra qui est comme un microscope. Au départ c’est du béton puis il s’amuse avec des éléments comme une plume, le sable, etc. Surtout, le film, il est aussi dans ce truc-là qui dit que, c’est une réplique qui se passe à La Rochelle, « tout a changé et en même temps rien n’a changé ». Tonton pose son chevalet et il est sur l’horizon, il peint le passé. Et le gamin il est sur le moment présent.
Ce qui est également intéressant, et drôle, dans ce film, c’est qu’il confronte deux grandes gueules et deux façons de s’exprimer.
Ouais, c’est deux langages. Ce que je trouve beau en France c’est que ça a toujours été des grandes gueules. Et moi j’ai été élevé là-dedans, Léo Ferré, Balavoine, Coluche et pleins d’autres. J’ai été nourri par cette culture et ce qui m’a toujours rapproché d’un artiste c’est quand tout à coup il était en colère. En France, en dehors de tonton et des rappeurs, il n’y a plus de colère, tout est aseptisé. Même pendant les grandes émeutes qu’il y a eues en France, les grands produits marketings sortis soit de l’art, soit du foot, tout le monde s’est tu. Leur langue est scellée du fait des engagements qu’ils ont avec des publicitaires, des galeries d’art ou que sais-je. La colère d’une France, celle des Farhook, a été anéantie simplement en disant que c’était des révoltes de banlieues. Ils n’ont pas vu la blessure derrière. Tout le monde l’a fermé. Et aujourd’hui dans le monde ouvrier, il n’y a pas de porte-parole, que les partis politiques. Les artistes devraient aussi, à un moment, dire « ce n’est pas normal ce que vivent ces gens-là », il n’y pas de Ken Loach. Quand tu regardes les sorties de films en France, tu as l’impression que tout va bien. Tout va bien. Mais quand ça va éclater, qu’est-ce qu’ils vont bien pouvoir trouver comme explication ?