Dans le cadre de la promotion de son dernier film, Looking for Oum Kalthoum, Daily Movies a rencontré l’artiste et réalisatrice iranienne Shirin Neshat. Le film raconte les obstacles que rencontre Mitra, réalisatrice iranienne, lors du tournage d’un film sur la chanteuse. Daily Movies s’est entretenu avec Shirin Neshat, qui nous a parlé des difficultés de réaliser un film sur une icône, de la place de la femme en tant qu’artiste au Moyen-Orient, ainsi que ce que signifie la maternité pour une artiste.
Comment avez-vous décidé de faire un film sur une icône telle que Oum Kalthoum ? Et pourquoi avoir évité de réaliser un biopic ?
J’ai décidé de faire ce film sur Oum Koulthoum parce qu’elle constitue un phénomène incroyable, en tant qu’artiste féminine. Au Moyen-Orient, elle est considérée comme l’artiste la plus importante du 21e siècle, alors qu’elle est un femme, élevée dans une société religieuse et très conservatrice. Je suis fière d’avoir réalisé un film qui montre au monde occidental ainsi qu’oriental que nous avions une femme comme figure de proue du monde culturel arabe. A la différence de beaucoup d’icônes de la chanson occidentales, Oum Kalthoum n’a pas connu de fin tragique et a connu le succès jusqu’à sa mort. Elle est aussi devenue un symbole d’union et de solidarité entre les différentes cultures des pays arabes, transcendant les différences religieuses. Je pense qu’il est important de le rappeler, alors que le Moyen-Orient connaît la guerre aujourd’hui.
Au niveau personnel, j’étais fascinée par sa personnalité. En tant qu’artiste féminine du Moyen-Orient, je me posais beaucoup de questions à son sujet. Je me suis demandée comment elle a réussi à jongler entre les attentes liées à son rôle de femme (tels que le mariage ou les enfants) et les exigences de sa carrière. Elle a mené une vie loin des traditions, tout comme ce fut mon cas, bien que je sois une mère et que Oum Kalthoum n’ait jamais eu d’enfants. Ce film est donc à la fois un hommage à une très grande chanteuse et un questionnement sur Oum Kalthoum et sa place en tant qu’artiste féminine au Moyen-Orient.
Pourriez-vous donc dire que vous avez des point communs avec Oum Kalthoum ?
Oui, comme elle, j’ai dédié une grande partie de ma vie à mon travail artistique. Tout comme elle, je viens d’une société très religieuse, ce qui rend le succès difficile pour les femmes. Cependant, nous sommes séparées par d’importantes différences. Oum Kalthoum était adulée par son pays et son gouvernement, alors que je vis en exil. De plus, elle était totalement dévouée à son public, ce qui n’est pas mon cas. J’ai une vie de famille en parallèle de ma carrière, que je ne voudrais pas sacrifier pour travailler non-stop. Oum Kalthoum a connu ce formidable succès parce qu’elle travaillait sans limites.
Le film parle aussi de la place des femmes dans l’industrie du cinéma, majoritairement masculine, surtout au Moyen-Orient. Avez-vous rencontré les mêmes difficultés de tournage que le personnage de la réalisatrice Mitra ?
Oui, c’est le cas. J’ai entrepris ce film avec l’idée d’en faire un biopic. J’ai passé 3 ans à l’écrire. Au bout de 3 ans, rien ne fonctionnait. Le script ne semblait pas correspondre aux attentes de personnes qui ont émis des doutes quant à ma légitimité à diriger ce film en tant que femme et en tant qu’artiste. J’ai commencé à avoir de la difficulté à travailler sur ce film, autant du point de vue artistique que professionnel. C’est à ce moment que j’ai décidé de montrer ces difficultés à l’écran. Il s’agissait de la façon la plus honnête de raconter le film. De plus, je n’aurai pas été à même de relater la vie d’Oum Kalthoum à la manière d’un documentaire. En partie car elle reste une icône à laquelle on ne peut pas toucher, et aussi parce que sa vie privée n’était pas assez intéressante pour en faire un film. En prenant le parti de raconter l’histoire d’une femme qui réalise un film sur Oum Kalthoum, j’avais bien plus de liberté pour dépeindre la chanteuse.
Dans le film, les différents protagonistes ont chacun leur opinion bien spécifique sur la chanteuse. Que représente Oum Kalthoum pour vous ?
Mon opinion sur Oum Kalthoum a évolué au fur et à mesure de la réalisation. Au début, je la voyais comme une diva et une icône. Puis, je suis devenue une experte sur la chanteuse, à force de l’étudier. J’ai alors ressenti tour à tour de la peine pour elle, puis de l’envie ou de la colère. Le film reflète la relation que j’entretiens avec cette icône. Je voulais aussi éviter de la glorifier, tout en rendant justice à son immense talent. Mon opinion sur elle a donc fluctué au fil de la réalisation, mais ce qui est certain est que je suis tombée amoureuse de sa musique. Au début, j’accordais plus d’importance à la chanteuse en tant que personnage, mettant de côté sa musique. Maintenant que le film terminé, je trouve que les scènes les plus fortes sont celles dans lesquelles elle chante. Cela montre le pouvoir de la musique au-delà des barrières linguistique. Même si je ne comprends pas l’arabe, j’ai une relation forte à sa musique.
Est-ce le sentiment de jalousie envers la chanteuse qui vous a poussé à changer certaines scènes du film, montrant Oum Kalthoum dans des moments qu’elle n’a jamais réellement vécu ?
Oui, en tant qu’artiste j’ai parfois expérimenté l’échec, ce qui n’est jamais arrivé à Oum Kalthoum. Cependant, même mon désir de la montrer échouer rate, puisqu’on comprend dans le film qu’il s’agit uniquement du désir de Mitra de voir la chanteuse échouer.
Le fait que vous soyez avant tout une artiste influence-t-il la façon dont vous avez conçu le film ?
Oui, tout à fait. Pour moi, chaque scène du film est conçue comme une photographie ou une installation vidéo. La manière dont l’histoire est racontée est aussi influencée par mon travail d’artiste. J’ai voulu éviter tant que possible les dialogues. J’ai aussi pris la liberté en tant qu’artiste d’expérimenter en mélangeant des images d’archives avec des scènes de reconstitution, mais aussi avec des scènes fictives.
Est-ce que la manière dont Mitra travaille sur son film reflète votre propre façon de diriger un tournage ?
Non, la manière dont Mitra réécrit des scènes en cours de production n’est pas réellement possible sur un tournage.
Peut-on tout de même considérer Mitra, en tant que réalisatrice iranienne tournant un film sur Oum Kalthoum comme votre alter ego ?
Oui, c’est le cas. Cependant, concernant la modification des scènes, cela a pris des années dans mon cas, alors que pour Mitra le changement se produit directement, pendant la production.
« … le travail artistique bénéficie de la maternité, parce qu’elle nous rend plus généreux et moins égocentriques. »
Pour quelle raison avez-vous décidé d’ajouter l’intrigue secondaire de la relation conflictuelle entre Mitra et son fils ?
En tant que mère, il a toujours été difficile pour moi de trouver l’équilibre entre éduquer mon fils tout en étant une artiste à plein temps. Oum Koulthoum avait décidé de ne pas avoir d’enfants pour ne pas être distraite de la musique, quant à Mitra elle décide que pour réussir en tant que réalisatrice, elle doit mettre de côté tous les autres aspects de sa vie, y compris sa famille. Il fallait ajouter au film une tension dramatique supplémentaire, c’est pour cette raison que Mitra est amenée à échouer non seulement dans son art, mais aussi dans sa vie privée. Cet aspect de l’histoire de Mitra a aussi été ajouté pour illustrer le tiraillement que j’ai vécu en tant que mère entre ma vie de famille et ma vie professionnelle.
Pensez-vous que la maternité soit en contradiction avec la créativité ?
Non, je pense que le travail artistique bénéficie de la maternité, parce qu’elle nous rend plus généreux et moins égocentriques. En nous rendant plus humains et moins narcissiques, la maternité améliore l’art selon moi. Néanmoins, il reste difficile de partager son temps entre carrière et vie de famille.
En tant qu’artiste iranienne vivant à l’étranger, quelle est votre relation à l’Iran et comment votre pays natal influence votre travail ?
Pour moi ce film constitue un départ de l’Iran. Cela fait tellement longtemps que je vis en dehors du pays. Je ne voulais plus me concentrer sur des scénarios racontant des histoires iraniennes, car beaucoup de réalisateurs iraniens peuvent le faire. Néanmoins, je voulais raconter le film à travers la perspective d’une iranienne. A ce point de ma vie, j’ai vécu plus longtemps à l’étranger qu’en Iran, ce qui me permet de faire des films d’une perspective plus nomade, sans plus me focaliser sur la société iranienne.
A-t-il été difficile de choisir l’actrice qui joue le rôle d’Oum Kalthoum ?
Avec mon équipe, nous étions partagés entre l’idée de trouver une actrice et lui apprendre le chant ou trouver une chanteuse et lui apprendre à jouer. Nous nous sommes rendu compte qu’il y avait beaucoup de bonnes chanteuses, mais qu’elles ne pouvaient pas être crédibles dans le rôle, car elles ne savaient pas jouer. Finalement, nous avons trouvé une actrice qui est aussi chanteuse qui était à même de rentrer dans le rôle.
Looking for Oum Koulthoum
De Shirin Neshat
Avec Neda Rahmanian, Yasmin Raeis, Mehdi Moinzadeh, Kais Nashif
ALL/AUT/ITA – 2017 – 90 Min. – Drame
Cineworx
27.06.2018 au cinéma