La sortie DVD de L’Étrange couleur des larmes de ton corps nous permet de traiter du genre du giallo au travers d’extraits de deux interviews, celle du couple de réalisateurs Hélène Cattet et Bruno Forzani (Amer) ainsi que celle de Luigi Cozzi, réalisateur (Starcrash) et historien du cinéma, que nous avions tous trois rencontrés lors de la 14ème édition du NIFFF.
Le giallo est un genre d’exploitation transalpin ayant connu son âge d’or durant les années 70. Il emprunte son nom (jaune) directement aux romans policiers italiens et plus particulièrement à ceux de la collection publiée par les éditions Mondadori. Sorte de thriller hitchcockien perverti, qui mélange allégrement des éléments horrifiques et érotiques, le giallo naît en 1962 avec La Fille qui en savait trop du maestro Mario Bava. Il évolue visuellement et se codifie (meurtrier masqué avec mains gantées) l’année suivante avec Six femmes pour l’assassin toujours de Bava. Ce genre se popularise et impose définitivement son identité visuelle (meurtres sanglants et violents, jeux de caméra stylisés) au début des années 70 avec L’Oiseau au plumage de cristal, premier long métrage d’un des plus grands metteurs en scène italiens, Dario Argento.
Comme le souligne Bruno Forzani, coréalisateur de L’Étrange couleur, le giallo a considérablement évolué: « C’est difficile de le résumer car il englobe différents sous-genres dont un qui fait directement référence aux Diaboliques d’Henri-Georges Clouzot. Ce sont des films de machination qui abordent souvent des problèmes d’héritage : on essaie de rendre fou l’un des personnages pour récupérer son argent. Ensuite, il y a une deuxième branche de giallo qui nous [avec Hélène Cattet – ndlr] intéresse plus particulièrement, c’est celle à la Dario Argento et à la Mario Bava avec une trame whodunit, avec un assassin ganté de cuir noir qui tue à l’arme blanche. Chaque meurtre est une séquence-clé, voire même une séquence érotique. C’est un cinéma où l’architecture et la ville concernées ont leur importance. Il y a un jeu sur tous les détails, notamment les accessoires de l’assassin, ce qui confère au genre un côté très fétichiste. Nous avons une approche fétichiste de ce côté fétichiste ! ».
Ce genre d’exploitation a captivé la cinéphilie de plusieurs réalisateurs contemporains, parmi lesquels figurent Nicolas Winding Refn (Drive) et Christophe Gans (Le Pacte des loups). Depuis quelques années, le giallo est de retour dans le paysage cinématographique au travers de différentes productions jouant avec les codes : l’allemand Masks d’Andreas Marschall (2011), le britannique Berberian Sound Studio de Peter Strickland (2012) et l’italien Tulpa de Federico Zampaglione (2012). Ceci, sans prendre en considération les nombreux films horrifiques contenant des références explicites au giallo au détour d’un plan ou d’une scène.
Luigi Cozzi, scénariste de Quatre mouches de velours gris, ne cautionne pas forcément ces nouvelles productions : « Dans les années 70, Dario [Argento – ndlr] avait littéralement créé le genre en rencontrant un énorme succès publique. Tous les autres gialli ont directement découlé de ce succès. Le genre a ensuite changé, les producteurs ont trouvé d’autres filons car un genre ne dure pas plus de quatre ans, pour environ 100 à 150 films… Beaucoup trop pour les spectateurs qui se fatiguent à la longue. Cela s’était déjà passé avec le western et le péplum. Il y a eu une nouvelle génération qui a découvert le giallo au travers des VHS ; certains sont devenus réalisateurs et ont ainsi essayé de lui rendre hommage. J’apprécie cet hommage mais ces films sont issus et appartiennent aux années 70. Même si certains de ces nouveaux films sont bons et beaux, ils sont en quelque sorte démodés et ne rencontrent ainsi pas de succès. Il faudrait pouvoir garder le concept de base du giallo et l’encrer totalement dans notre réalité, dans le monde actuel avec des situations plausibles et non pas avec un assassin ganté de cuir et le visage recouvert par un masque… (rires) ».
Le point de vue de Cozzi, figure importante du giallo, n’est pas partagé par les réalisateurs de L’Étrange couleur des larmes de ton corps, comme le confirme Hélène Cattet : « C’est génial d’avoir cette vague revival, c’est une manière de revisiter ce genre et de l’enrichir ». Son complice, Bruno Forzani, salue même l’originalité de ces nouvelles productions : « Ça amène quelque chose en plus, un point de vue particulier. Par exemple Berberian Sound Studio est vraiment axé sur le son, c’est totalement inédit ! ».
Amer (2009), le premier long métrage du couple Cattet/Forzani faisait déjà office d’exception en se démarquant totalement des autres productions giallesques de ces dernières années. Grands amateurs du genre, ce duo de réalisateurs avait réussi avec brio à utiliser le langage visuel du giallo et ses figures de style, jouant avec des pulsions érotiques et meurtrières pour dépeindre la sexualité d’une femme. « Nos deux films traitent de la recherche du désir, de la découverte de la sexualité et du corps. Dans le giallo, il y a cette approche de recherche esthétique mélangée à des codes très forts qui correspondent finalement au langage idéal pour parler de nos thématiques », ainsi que l’explique la réalisatrice Hélène Cattet.
Œuvre atypique et au titre poétique, L’Étrange couleur des larmes de ton corps ne se limite pas à un exercice de style. Comme Amer, il représente une proposition de cinéma différente. Grâce au langage cinématographique du giallo, le duo Cattet/Forzani nous immerge à nouveau dans du cinéma purement sensoriel où des séquences sans dialogue s’enchaînent ; la narration se construit par la mise en scène totalement maîtrisée. Le deuxième long métrage de ce couple de réalisateurs réussit à transcender les codes du genre au service de thématiques personnelles, voire intimes. Cette odyssée du giallo représente au genre, ce que 2001 de Stanley Kubrick représente à la science-fiction.
Un grand merci à Hélène Cattet, Bruno Forzani, Luigi Cozzi, Mylène D’Aloia ainsi qu’à toute l’équipe du NIFFF pour leur disponibilité et leur gentillesse.
[Interviews réalisées par David Cagliesi et Jean-Yves Crettenand / Texte de David Cagliesi]
L’étrange couleur des larmes de ton corps
Un film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani
Avec Klaus Tange, Anna D’Annunzio, Ursula Bedena