Adapté du roman éponyme de Laurent Mauvignier, Des hommes dresse l’histoire bouleversante d’anciens soldats français qui, quarante ans plus tard, se remémorent les sources de l’inconcevable et de l’indicible. Présents au festival Lumière, Lucas Belvaux et Jean-Pierre Darroussin reviennent sur les traumatismes enfouis d’une génération.
Pourquoi avoir choisi d’adapter le roman Des hommes de Laurent Mauvignier ?
Lucas Belvaux : Adapter un livre, c’est comme répondre à un appel. Après l’avoir lu, on se dit qu’on aurait aimé l’écrire. Comme on ne pourra jamais le faire, il reste toujours la possibilité de l’adapter. C’est une forme d’écriture. Je pense néanmoins qu’il faut s’approprier un livre. Quelque part, il s’agit d’oublier qu’il y a un auteur. Il faut être fidèle – ou en tout cas respectueux – tout en étant un peu voleur. Le principe de l’adaptation, tel que je le conçois, doit contenir l’idée de fidélité et du respect à un auteur et à sa pensée. Pourquoi pas sa forme, mais cela peut être plus compliqué. En tous les cas, il faut trouver des équivalences : comment mettre des images sur des mots ? Comment interpréter des personnages ? Comment traduire une voix ? Il faut donner une réalité formelle à des concepts et à des idées. L’auteur laisse toujours malgré lui une place à l’interprétation. Le spectateur de cinéma n’a pas forcément la même marge d’interprétation que le lecteur. On est forcement en dessous de ce que propose un livre. Enfin… Quand c’est des bons livres ! C’est bien pour cela que Chabrol disait qu’il ne faut pas adapter les grands livres ! Il le faisait quand même …
Qu’est-ce qui vous a plu, interpelé et sensibilisé dans ce nouveau long-métrage de Lucas Belvaux, Jean-Pierre Darroussin ?
Jean-Pierre Darroussin : Premièrement, la possibilité de travailler avec Lucas Belvaux. Lorsqu’il m’a parlé du projet, peu avant que je lise le scénario, j’ai eu un bon a priori. Je le connais depuis longtemps, on se croise régulièrement. Cependant, je n’ai jamais eu l’occasion de travailler avec lui, mais on sentait bien qu’elle se présenterait un jour. Il se trouve que je n’étais pas déçu du personnage qu’il me proposait. C’est un personnage attachant. Je suis d’ailleurs ravi de le défendre. En dehors de cela, on prend assez vite conscience de la portée et de l’importance de ce qui est dit, mais aussi de ce qui ne s’est pas dit. C’est un film important, parce qu’il vient réparer l’indicible. Je ne peux pas dire qu’on en ait véritablement conscience dès la première lecture, mais on voit rapidement qu’il y a beaucoup plus d’enjeux qu’on ne pourrait se l’imaginer au premier abord. Les effets du ce traumatisme se comprennent sur le long terme. Depuis que nous commençons à présenter le film, il se passe des choses, il y a des prises de parole… Après la projection du film au festival Lumière, une personne s’est par exemple exprimée pour nous dire qu’elle n’avait pas fait la guerre d’Algérie, mais qu’elle pouvait mieux comprendre ses frères qui, eux, l’ont faite. C’est dingue ! On est quand même soixante ans plus tard…
Lucas Belvaux : Je suis très émue d’entendre ce genre de retour. Quand le monsieur a parlé de son expérience personnelle, je suis resté dans la retenue… J’avais des frissons et étais aux bords des larmes, car tout à coup, on se rend compte que l’on a servi un peu à quelque chose.
Diriez-vous justement que ce genre de films ont une vertu politique, sociale, voire thérapeutique ?
Lucas Belvaux : C’est ce que j’ai essayé de faire. Je dirais aussi que ce film tente d’être réparateur. Il y a tellement de souffrances qui n’ont pas été prises en compte durant cette guerre et qui perturbent encore la société française ! Il faut apaiser ces souffrances. Le film se veut effectivement réparateur. À son niveau. Disons que le livre et le film peuvent donner des outils et des clés pour aller dans ce sens-là. Je sais néanmoins que ce n’est pas ce film qui apaisera complément ces souffrances.
Des hommes met en décalage les mémoires individuelles et la mémoire collective, celle que l’Histoire a finalement bien voulu retenir.
Lucas Belvaux : C’est l’un des sujets du film. Il était très important pour moi. C’est l’histoire de Fabrice à Waterloo. On n’a une perception qu’à partir de l’endroit où nous nous trouvons. Je pense notamment à Marc Bloch et à Walter Benjamin qui ont su penser l’histoire autrement. Il y a une vision de l’Histoire qui n’est pas toujours très juste. Le film raconte comment l’Histoire peut rattraper les histoires individuelles. De manière générale, la fiction permet autant de multiplier les points de vue que de raconter l’intime et l’inexprimable. On dit souvent qu’il y a autant de guerres d’Algérie qu’il y a eu de combattants. Tous les combattants n’ont pas vécu la même histoire. L’Algérie est grande. Selon l’endroit où ils se trouvaient, les « appelés » n’avaient parfois pas entendu un seul coup de feu de toute la guerre. Jean-Claude Carrière dit par exemple qu’il n’a entendu qu’un seul coup de feu, et c’était accidentel. Il dit aussi avoir appris l’ennui et l’alcool.
L’indicible et le silence. Est-ce aussi le rôle de l’écrivain et du cinéaste de mettre des mots sur ces traumatismes ?
Luca Belvaux : L’indicible ne peut se dire qu’à travers la littérature, la philosophie, la musique… l’art en général ! C’est ce qui fait pour moi civilisation. Il revient aux artistes et aux intellectuels d’expliquer le monde. Certains vont chercher à mettre des mots sur une certaine réalité, des faits, des sentiments ou sur l’indicible. Je trouve ça beau et fort ! C’est très important de mettre des mots sur la réalité. Dans ce cas précis, il faut repenser le passé pour mieux le comprendre, et éventuellement pour mieux envisager l’avenir. Cela peut apporter une meilleure compréhension des choses, voire d’apporter un peu plus de « commun ».
D’une certaine façon, ces individualités vont justement pouvoir se retrouver et faire « commun » par l’intermédiaire des voix offs.
Lucas Belvaux : Oui. Ce qui fait commun, c’est aussi l’humanité et les souffrances communes. Celui qui ne souffre pas après de tels événements est un homme dénué d’empathie, c’est un barbare. La voix va effectivement relier les êtres pour ne finalement proposer qu’un seul discours. C’était aussi une façon pour moi d’immerger les spectateurs et de leur susurrer l’indicible pour qu’il soit perceptible, et non brutalement transmis. Je pense que c’était le meilleur moyen pour dire ces souffrances.
Comment se sont passées les sessions d’enregistrements pour la voix off de votre personnage, Jean-Pierre Darroussin ? Étiez-vous devant les images du film ?
Jean-Pierre Darroussin : Pour moi, cela a été assez simple. On a fait les essais caméra quasiment deux mois avant le début du tournage. Je me suis retrouvé avec un ingénieur du son à lire les textes et à faire une espèce de témoin pour la voix off. Il fallait que Lucas ait une base pour le tournage, pour travailler le « timing » du film et ensuite pour le montage. Il se trouve qu’il a conservé l’intégralité des enregistrements ! Je ne peux donc pas dire que j’ai travaillé les voix offs, puisque mes enregistrements se sont faits lors de ma découverte du texte. Il n’y avait donc pas du tout d’image. J’étais dans une salle de projection après avoir fait les essais caméra. On s’est mis dans un coin pour faire les enregistrements. À peu de choses près, on a gardé ce qui a été fait ce jour-là.
Pourriez-vous revenir sur ce que vous disiez après la projection du film [ au festival Lumière ] au sujet du rôle, des effets et de l’utilisation de la voix off, souvent décriée par la critique ?
Jean-Pierre Darroussin : Globalement, je ne comprends pas le rejet de la voix off. Même si elle est parfois utilisée pour pallier un manque, il s’agit encore d’un outil de mise en scène ! Les gens qui affirment de telles choses ne savent pas ce que c’est de fabriquer un film. S’ils prenaient conscience du nombre d’outils que nous disposons pour pallier des manques… Ils sont omniprésents ! Il y a toujours quelque chose à colmater. Ce n’est pas un outil plus facile qu’un autre. Ici, la voix off s’insère parfaitement dans la construction du film. Elle fait véritablement sens ! Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas utiliser la voix off au même titre que l’on utilise un travelling, un plan large, etc. Cela fait partie de l’arsenal sémiologique de la mise en scène.
Comment décririez-vous Rabut, votre personnage ?
Jean-Pierre Darroussin : C’est un jeune « appelé » de la campagne, à une époque où la France était plus rurale que maintenant. Cela ne faisait pas si longtemps que la Seconde Guerre mondiale avait eu lieu. Depuis des décennies, il ne se passait finalement pas longtemps avant qu’éclate une nouvelle guerre. C’est pour cela qu’il y avait le service militaire. Les hommes devaient être préparés à la faire. À la fin des années 50, on sent néanmoins que la jeunesse commence à vivre et à avoir accès à d’autres choses. Ce moment de privation de vie sociale et familiale pendant plus d’un an… Il s’agit tout d’un coup d’aller faire la guerre… C’était très difficile ! Ce n’était d’ailleurs pas déclaré ! Il s’agissait d’opérations de police – faites par l’armée – et du maintien de l’ordre sur un territoire français. Aujourd’hui, on parle de violence policière. À l’époque, c’était des violences légales pour défendre l’État. Ces jeunes se retrouvaient confrontés à une guerre particulièrement cruelle et atroce.
Qu’avez-vous mobilisé comme sources ou ressources pour interpréter ce rôle ?
Jean-Pierre Darroussin : Les acteurs, c’est la finition ! On a intérêt à polir la chose. Si j’ai des traumatismes que je tais, ce ne seront pas ceux de la guerre. Ça en sera d’autres. Il y a certainement chez moi quelque chose qui peut vibrer et se mettre en harmonie avec l’humeur du personnage. Je ne vais pas chercher dans un travail historique ou quelque chose comme ça, je m’occupe plutôt de vibrations contemporaines. Surtout des vibrations du moment, quand on joue. C’est ce qui se passe avec nos partenaires : on se parle entre acteurs à travers nos personnages.
Nous voyons votre personnage évoluer durant la guerre d’Algérie, mais aussi quarante ans après. Avez-vous collaboré avec Édouard Sulpice, l’interprète du jeune Rabut ?
Jean-Pierre Darroussin : Pas du tout ! Je l’ai rencontré une seule fois. Nous nous sommes vus, lorsque je suis venu voir un peu par hasard une scène dans laquelle il jouait. Je crois que je voulais simplement voir ce qui se passait sur le plateau. Cela a d’ailleurs donné l’idée à Lucas de me mettre à l’image avec lui, comme pour signifier le regard que nous pouvons porter sur notre passé. Ce n’était pas prévu dans le scénario. Il y a des choses comme celles-là qui se construisent en direct.
« Il est revenu différent ». C’est le cas pour Rabut, est-ce aussi le cas pour vous Jean-Pierre Darroussin ? Est-ce que l’on revient changé après un tel film ?
Jean-Pierre Darroussin : Oui, mais ce ne sont que des nuances. Les discussions que nous avons lorsque nous présentons le film mettent à jour des choses que nous avons comprises un peu mieux. Ce sont en quelque sorte des progrès que nous faisons. Chaque film me donne aussi l’occasion de comprendre un peu mieux mon métier. C’est le pouvoir du cinéma.
Des Hommes
FR – 2019 – 1h 40min
Drame, Historique
Réalisateur: Lucas Belvaux
Avec : Gérard Depardieu, Catherine Frot, Jean-Pierre Darroussin, Yoann Zimmer
Adok Films
11.11.2020 au cinéma