Le réalisateur britannique, connu des amateurs de genre pour des réussites telles que « Creep », « Severance », « Triangle » ou « Black Death », était présent au NIFFF 2016 pour présenter son nouveau bébé « Detour ». Il est cependant allé droit au but pour nous expliquer ses choix de mise en scène, accompagné de sa fidèle productrice Julie Baines.
Vous êtes déjà venu au NIFFF il y a quelques années pour présenter « Black Death » (2010), qui a eu le succès que l’on connaît. Qu’est-ce qu’on a raté depuis ?
Il n’y pas vraiment de sens précis à ce que je fais, honnêtement. Je me laisse tomber dans ce que j’appelle « l’orbite » d’une planète qui m’attire, et c’est ce que devient mon prochain projet ! Juste après que « Black Death » est sorti, j’ai rencontré Ridley Scott, qui m’a reçu et m’a dit « qu’est-ce que tu veux faire, maintenant ? ». J’avais cette idée pour cet espèce de film de science-fiction spatial grandiose, et pendant le rendez-vous, j’ai ajouté « je viens de commencer ce film de Noël » – mon fils venait de naître, à l’époque – et il a dit « faisons le film de Noël ! ». Et donc, tout d’un coup, je me retrouve à faire ce film de Noël pour Ridley Scott (ndlr : « Get Santa », sorti en Direct to DVD), et j’aurais pu faire n’importe quoi d’autre, j’aurais pu faire « Black Death 2 », et à la place j’ai écrit ce film de Noël, qui a pris plus longtemps à finir que ce que nous pensions initialement. J’ai fait une série TV pour payer les factures parce que le film prenait effectivement plus long que prévu – cette pauvre Julie (ndlr : Julie Bianes, sa productrice de longue date, sur « Creep » et « Triangle ») a dû attendre sur moi pour faire « Detour » – et ensuite j’ai écrit « Detour » ! Le truc bizarre, c’est qu’à la base, je peinais beaucoup à l’écrire, je n’étais pas prêt et de manière générale, je ne trouvais pas comment le faire parce qu’on venait de faire « Triangle » ensemble, et après ça, j’ai enchaîné tout de suite avec « Black Death » parce qu’on m’a offert de le faire – je n’avais pas de plan. La prochaine fois, on va faire un film de yéti, parce que je veux filmer « l’infilmable » (rires).
Dans « Detour », vous utilisez des outils cinématographiques – par exemple, les split-screens, la temporalité et le montage parallèle – vous pouvez expliquer ces choix ?
Et bien, quand j’ai eu l’idée pour la première fois – c’était autour de 2008, « Disturbia » venait de sortir et avait créé une espèce de buzz à Hollywood qui a lancé une vague en mode « faisons un truc Hitchcock-esque ! » – et donc pendant un petit moment, tous les cadres essayaient de faire ça, et puis finalement ça ne s’est jamais fait et tout le monde a oublié. Donc un film comme « Disturbia » – qui a popularisé Shia Labeouf et fait un sacré chiffre d’affaire – est sorti et puis finalement, tout le monde s’est mis à faire des films de super-héros. Mais pendant quelques mois, la mode était aux thrillers et l’idée est née de ma présence à L.A., tout simplement. Et donc, c’était quoi la question ? Je me suis perdu tout seul (rires).
Votre choix de jouer avec l’édition et les structures temporelles.
Ah, oui, voilà ! Et donc, une fois que j’ai eu l’idée, je voulais justement lui donner ce côté Hitchcockien – je pensais notamment à des films comme « Les Oiseaux », « La Mort Aux Trousses », ces grand angles extravagants – et parce que sa trame narrative était « double » très tôt dans le script, on a décidé tout de suite qu’on voulait des split-screens, mais on devait être très subtils. Quand on s’est retrouvé à monter le film, on avait environ dix fois plus de split-screens que dans le montage final, et le monteur a dit : « Bon, vous savez ce qu’on va faire ? On va essayer d’en enlever environ 80%, et on verra ce que ça donne ». Parce que ce qui arrive souvent – et je crois que maintenant, on a trouvé le bon équilibre – c’est que ça devient addictif, parce que tu peux montrer deux fois plus de choses. Sauf que le film ne peut pas abuser des split-screens parce que c’est tricher, et – sans en dire trop – on ne peut pas tricher parce que l’histoire est – ou a l’air ? – « fracturée », séparée, et quand tu arrives aux deux tiers (ou même avant) tu réalises que les choses ne sont pas exactement comme elles t’ont été présentées, et donc tu ne peux pas tricher, tu vois ? Et on l’a filmé en grand angle, ce que je n’avais jamais fait et que j’ai vraiment aimé essayer parce que j’avais décidé par le passé que je ne passerais pas au-dessus de 20 mm, et finalement on a filmé la majorité avec un angle encore plus large ! Ça limite ce que tu peux faire, évidemment, parce que la caméra doit être vraiment proche des acteurs – pas de plans en mode caméra subjective, par exemple. Si tu mettais la caméra derrière mon épaule, tu aurais l’air d’être à l’autre bout de la pièce alors que tu es pile en face de moi, tu vois ? Et donc ça a créé son propre style de par ses contraintes, et on l’a adopté !
« Detour » a beaucoup de ressemblances avec « Triangle » dans la manière qu’il a de jouer avec la temporalité et, comme mentionné plus haut, le montage. J’imagine que c’est difficile de produire ce genre de films alors qu’aujourd’hui, tout est une copie d’une copie d’une copie, en termes de scénario, etc.
Oh, vous savez, aucun film n’est facile à produire. C’est ce qui est bizarre dans le job de Julie, par exemple, tu penserais qu’un film de Noël produit par Ridley Scott trouverait preneur en deux jours parce que l’idée est très commerciale, mais au final, pas du tout ; il y a tellement de paramètres, et finalement, tout se joue au casting, non ?
Julie Baines : Pour être honnête, comme l’a dit Chris, il est difficile de trouver du financement pour n’importe quel film indépendant. Peu importe à quel point ton budget est petit, la première chose que n’importe quel financier te demandera, c’est « il y a qui dedans ? », et il n’y a qu’une poignée d’acteurs qui sont commercialement viables dans le marché actuel. Le souci, c’est que la plupart se font kidnapper par Hollywood dès qu’ils ont fait leurs preuves, et ensuite, c’est très difficile pour nous d’avoir accès à eux. On a été très chanceux de pouvoir travailler avec Tye Sheridan parce qu’il était à un stade intéressant de sa carrière : il faisait des films à grand budget mais il était jeune – 18 ans à l’époque du tournage de « Détour » – et il jouait des rôles de « fils de » grandes stars hollywoodiennes comme Brad Pitt, John Travolta, Nicolas Cage, Matthew McConaughey… Et quand on en parlait, Chris et moi, on trouvait tous les deux qu’il serait parfait pour le rôle, et que ledit rôle était assez bon pour les intéresser, son équipe et lui – parce qu’au final, ce n’est pas que l’acteur qu’il faut convaincre, c’est son équipe qui l’encouragera (ou découragera) à bosser sur ton film. Mais on s’est dit que c’était peut-être la première fois qu’on lui proposait un rôle principal d’adulte, et par chance, on a eu raison ! Il a lu le script, l’a adoré et ensuite, tu as eu une conversation avec lui…
Christopher Smith : Oui, il a vraiment adoré le film. On savait à quel point on voulait que ce soit lui qui joue ce rôle et quand ça arrive, tu commences le tournage et tu te dis : « Il a 18 ans, il va être un certain type de personne » et au final pas du tout, ce gamin a une « vieille âme » comme on dit : c’est comme parler avec quelqu’un de, disons, 35 ans, et il a 18 ans ! Il a la tête vissée sur les épaules. C’est vraiment intéressant ce que Julie disait avant sur le casting parce qu’effectivement, c’est essentiel. J’avais une interview téléphonique avec une radio l’autre jour et la première chose qu’ils ont demandé, c’est : « Comment vous avez fait pour avoir Eddie Redmayne dans ce film ? » (ndlr : « Black Death »). J’ai répondu « Et bien, à l’époque, il était tout en bas de la liste de tout le monde », ces gens deviennent des stars et notre seul espoir dans l’industrie du cinéma indépendant, c’est de faire confiance à notre instinct, trouver quelqu’un qu’on trouve bon et les engager à ce moment-là. Parce que pourquoi un acteur comme Eddie Redmayne, avec son niveau de célébrité actuel, voudrait-il être dans un petit film d’horreur indépendant ? Maintenant, il a un Oscar et il bosse à Hollywood, et bien sûr, c’est plus facile pour ce genre d’acteurs d’y travailler mais on a besoin d’eux pour faire nos films, et donc ça complique tout. Mais, tu sais, le bon plan avec les films d’horreur c’est que les commerciaux diront : « Oh, c’est un film d’horreur, si ça ne fonctionne pas en salle, ça marchera en DVD ».
Julie Baines : Absolument ! Les distributeurs veulent qu’un film rentre clairement dans une catégorie afin de savoir immédiatement quel est le marché visé, qui est le public visé. À la seconde où ton film commence à mélanger les genres – ce qui a été un problème avec « Triangle » – ils deviennent confus et essayent de le marketer d’une manière ou d’une autre, ce qui n’est pas nécessairement le meilleur moyen de promouvoir le film. Toujours au sujet de « Triangle », on a toujours dit que c’était un thriller psychologique. Mais parce que Chris avait la réputation de bosser dans le cinéma horrifique, le distributeur a fait la promo du film – au Royaume-Uni, en tout cas – comme si il avait été un film d’horreur. À cause de ça, un secteur potentiel du public qui aurait pu apprécier le film – et qui, quand il l’a finalement vu, l’a effectivement aimé – n’est pas allé le voir au cinéma parce qu’il pensait que c’était un film d’horreur.
Christopher Smith : On a eu exactement le même problème avec « Black Death » : il a été promu comme un film d’action-horreur, et aux Etats-Unis, ils ont vu juste et l’ont marketé comme un sombre, bizarre film « witchfinder general-esque », et il a eu bien plus de succès. C’est donc assez délicat. Mais parfois, il faut mentir pour faire venir le public, c’est ce qu’ils font et je pense que c’est malhonnête. Ils l’ont fait avec le film de Nicolas Winding Refn, comment il s’appelait ? Je crois que je l’ai vu ici, d’ailleurs… le film de vikings ?
Ah, « Valhalla Rising » !
Oui, celui-ci ! C’est presque un poème, ce film, et ils l’ont promu avec un immense panneau au supermarché en tant que « film d’action avec Mads Mikkelsen ». Je pense que c’est vraiment malpoli, parce qu’il passe les dix premières minutes du film à fixer la brume (rires).
Julie Baines : Mais c’est ce que font les distributeurs, ils veulent que le public soit là le premier weekend, et si c’est le cas, ils se sentent en sécurité. Si le film déçoit ensuite son audience parce que ce n’est pas ce à quoi elle s’attendait – ou bien le film n’est tout simplement pas très bon, ou bien le genre n’est pas celui qui avait été promu – et bien c’est là que les cinémas vont arrêter de le diffuser. Mais si personne ne vient le premier weekend, et bien, il sera lâché bien plus tôt ; c’est aussi simple que ça.
Christopher Smith : Désolé de radoter autant sur cette question, mais la clé est là : dans le cinéma indépendant, tu dois être malin, et donc tu te dis : « ok, on veut cette star hollywoodienne, quels rôles on ne lui propose pas ? » et ensuite, tu essaies d’écrire ces rôles. Le meilleur moyen – et c’est quelque chose qu’on fera encore plus dans le futur – c’est d’écrire un bon rôle féminin, parce que de manière générale, les femmes dans les films sont souvent reléguées au rang de « love interest ». Et donc on essaie d’articuler notre projet autour de cette idée, là on est en train d’écrire un nouveau film et on se dit : « Il faut que le personnage féminin soit encore plus important » parce que non seulement on s’aide nous-mêmes, mais on rend service à tout le monde. Donc…
Julie Baines : Pour en revenir à « Detour », c’est très clairement un thriller, et ça a toujours été supposé en être un. On aime tous les deux les films qui – on l’espère, en tout cas – sont intelligents, et donc, on pense que c’est un thriller assez malin, si on a réussi notre coup. Et, typiquement, ça pose problème en termes de marketing parce qu’il faut le présenter à un public très spécifique qui apprécie ce type de films. Quand on bossait sur le scénario, à chaque fois que Chris avait un nouveau brouillon, on déballait l’intrigue et puis on la « rembobinait » pour être sûrs que tout collait, et donc je pense que c’est le genre de films qu’il est intéressant de voir deux fois. Evidemment, la deuxième fois, tu sais exactement ce qui se passe – alors que lors du premier visionnage, tu passes un certain temps à essayer de remettre les divers éléments en place – et donc le deuxième visionnage est intéressant dans le sens où tu peux faire attention aux détails – enfin, pour quelqu’un qui n’a pas bossé dessus depuis aussi longtemps que nous deux (rires).
Christopher Smith : C’est assez simple comparé à ce qu’on a fait sur « Triangle » mais on a essayé de créer quelque chose qui a de l’humour, et des émotions. « Triangle » avait beaucoup de restrictions de par ses boucles temporelles et ses différentes « couches » mais avec « Detour », je veux que le public puisse apprécier les deux côtés de l’histoire en même temps sans trop se focaliser sur la résolution finale. Mais il y a des dialogues comme : « Ton père est toujours à la maison ? Il n’a pas encore pris l’avion ? » et tu te dis, « Attends, il est à la maison ? Il n’a pas pris l’avion ? Mais est-ce qu’il va y aller en avion ? Et quand il y sera, est-ce qu’il va les rencontrer ? ». Mais le film donne tellement d’indices que si, comme Julie l’a dit, tu le regardes une deuxième fois, tu refuseras de croire que tu n’as pas compris le dénouement plus vite, tellement on a été flagrants dans nos indices. Au final, ce n’est pas vraiment un twist clair, certaines personnes comprennent tout de suite, d’autres pas… Ça dépend complètement du spectateur : joue-t-il au détective, ou laisse-t-il le film le submerger sans nécessairement y penser activement ?
Propos recueillis par David Cagliesi et Jean-Yves Crettenand, traduction de Jillian Blandenier.