Rencontre avec SPOCKSONE, un des rares Romands actifs dans cette spécialité.
– Comment êtes-vous arrivé dans l’univers du cinéma, et plus particulièrement dans celui spécifique du sound design ?
– Au début des année 70, j’allais déjà une fois par semaine au cinéma avec mon oncle et ma tante passionnés de films, et par la suite dans les années 80 j’y suis allé seul ou avec des amis à raison de 2 fois par semaine au minimum et bien sûr, tout en même temps, j’ai suivi l’évolution de la cassette vidéo au Laser Disc et au DVD, jusqu’au Blu-ray aujourd’hui. Je regarde environ 400 films par année !
Je me rappelle aussi qu’avec Olivier (ndlr : Muller, ancien président du NIFF) et Anaïs (ndlr : Emery, directrice artistique du NIFFF), vers la fin des années 90 à la période ou on planifiait de créer le NIFFF, où comme des fous de cinéma, en fin de chaque année, on se faisait un top 20 des meilleurs films vue dans l’année (rires). C’est dire à quel point c’est et ce sera toujours une passion.
Je suis arrivé à être plus particulièrement passionné de sound design grâce au travail majeur de certaines personnes comme Frank Serafine, Alan Howarth, Gary Rydstrom, Ben Burt, Richard King, Randy Thom, Dane A. Davis… Leurs approches du son, et plus particulièrement du sound design, ont largement contribué à faire évoluer le son au cinéma et plus spécifiquement le Dolby Digital, le DTS, et tout cela avec son potentiel multicanal 5.1-7.1, jusqu’à aujourd’hui avec le nouveau Dolby Atmos et ces 64 discrete chanel ainsi que le DTS Auro 11.1.
Mais le plus important pour moi, c’est toute la cinématique créée à l’intérieur de chaque film sound designé par ces manipulateurs du son qui font une véritable relecture du scénario à travers le son, et c’est ce point qui m’a principalement amené au sound design : comment manipuler le spectateur du film à son insu, et cela de manière subtile ou plus extravagante, et pas seulement en utilisant des explosions toujours plus énormes ou en devenant un virtuose du « woosh », ce à quoi beaucoup limitent notre travail.
– Pourquoi avoir choisi le son et la musique ?
– Pour moi, je crois que ce n’a pas vraiment été un choix : naturellement depuis enfant j’ai toujours été intéressé par la musique et le son sous toutes ses formes et de tous horizons. Alors maintenant, ça doit faire dans les 34 ans que je travaille et étudie le son dans toutes ces disciplines, je fais également de la recherche et du développement dans tous ces domaines, car pour moi, le son c’est ma passion, et comme je dis le premier jour à tous mes assistants, si tu ne donnes et n’apportes rien au monde du son et de la musique, et bien celui-ci ne te donnera rien en retour. Alors, je peux dire que je suis content d’avoir choisi ce domaine, car après toutes ces années, je crois avoir reçu énormément en retour.
– Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste votre travail sur un tournage et votre collaboration avec le réalisateur ?
– Ça dépend à quel moment j’entre dans le processus, si c’est au moment de l’écriture, je peux par exemple proposer des ellipses sonores, pour que le réalisateur puisse choisir de favoriser le tournage de certaines scènes pour que son film entre dans son budget, ou discuter et imaginer différentes ambiances ou thèmes sonores ou plus particulièrement le caractère de différents sons spécifiques à une scène, tels que des armes, des véhicules, etc. Ou alors par exemple, sound designer un endroit du film situé dans plusieurs scènes pour obtenir une vraie géographie sonore.
Certaines fois, je vais sur le tournage pour m’imprégner du film et enregistrer certains sons spécifiques à une scène que je vais retravailler en studio plus tard. D’autres fois, j’interviens pendant le montage où l’on doit parfois rallonger, raccourcir ou amener d’une autre manière une scène, ou encore par exemple, la rythmer pour caler la musique ou divers impacts.
Mais bien souvent, j’interviens après que le montage soit terminé, comme c’est la norme, conjointement avec le réalisateur, le superviseur son, si ce n’est pas moi à qui on a attribué ce rôle, et surtout le compositeur de la musique du film, qui est Didier De Giorgi avec qui je travaille en symbiose depuis plusieurs années sur pratiquement tous les projets. Nous faisons ensemble un tour des scènes à sound designer et à mettre en musique, et à partir de là, je fabrique et sound design tous les sons, qui proviennent en grande partie de notre énorme librairie (5 à 10 millions de sons en stock) et cela pour chaque scène avec tous les logiciels du marché, certains provenant d’instituts de recherche, quelques processeurs hardware comme le Kyma que tout Hollywood utilise depuis de longues années ou nos propres logiciels qui n’existent pas sur le marché, que nous avons avec les années développés exclusivement pour nos propres besoins.
Avec Didier nous cherchons à éliminer la frontière entre le sound design et la musique pour que la bande-sonore s’intègre au plus près du film, par exemple en accordant de manière tonale la plupart du sound design avec la musique, les voix des comédiens, le bruiteur et les ambiances des directs enregistrés sur le tournage. Et tout cela – sauf les voix – je le place de façon rythmique sur le film pour obtenir une meilleure dynamique dans l’évolution des scènes. Ensuite on fait des stems, qui sont un pré-mixage de chaque partie ou départements sonores, que Jérôme Indermuhle ou moi-même mixons en général au studio Trilogy, mais aussi ailleurs parfois. Et pour finir, nous envoyons le résultat du mixage à notre ingénieur mastering Jean-Baptiste Marceau, pour peaufiner l’ensemble et trouver le niveau optimal des différents formats et versions cinéma et DCP, ainsi que pour le DVD, Bluray, et le web, une étape que nous ne trouvons que très rarement dans le monde de l’audiovisuel en suisse et souvent aussi ailleurs.
– Est-il difficile de trouver des projets intéressants en Suisse ?
– Je ne sais pas pour les autres sound designers suisses, mais pour nous, on est passablement débordé, entre les films d’entreprise, la publicité, les courts et longs métrages, les documentaires, le multimédia, le nouveau transmédia et le son en 3D, ainsi que la restauration sonore où nous avons développé une façon de faire assez unique pour réparer, entre autres, tous les problèmes de tournage tels que les nuisances indésirables (portables, avions, etc.), ou encore la restauration d’archive…
Enfin bref, s’il est difficile de trouver des projets, ça dépend de l’ouverture d’esprit du réalisateur(trice) et de la production, mais aujourd’hui, de plus en plus de réalisateurs de films d’auteur ou de documentaires, comme par exemple celui sur lequel nous avons récemment travaillé, font appel à moi car nous faisons aussi du sound design avec une démarche aussi transparente que possible, où vous ne pouvez pas distinguer le vrai du faux de la scène du film ou du documentaire, et donnera une impression plus cohérente, et servira réellement le film au final. Même si certains pensent qu’il ne faut pas altérer le son d’un documentaire, d’autres savent, comme nous, que du moment qu’on filme quelque chose, on est déjà plus dans le vrai, ce que de plus en plus de réalisateurs en suisse pensent, alors ça ne présage que de bonnes choses pour nous les sound designers (rires).
– Vous composez également de la musique pour le cinéma, comment se passe cette partie de votre travail ?
– Bon, en général, comme le l’ai dit avant, je travaille avec Didier : c’est lui qui compose toutes les parties musicales et fait l’orchestration si besoin. Et avec Didier, il n’y a pas de frontières entre le son et la musique, entre lui et moi. Ce qui m’amène parfois à faire des arrangements musicaux pour obtenir quelque chose avec plus de caractère, d’émotion et de symbiose sur toute la bande-sonore, mais avec de la subtilité aussi pour certaines parties. Je fais aussi l’édition du score pour que tout soit bien en place. Pour donner un exemple, sur une des bandes annonces du film « Five Thirteen », où nous avons fait le sound design et la musique, nous avons recréé un grand orchestre d’environ 100 musiciens avec plus ou moins de réalisme selon les parties et les articulations, et cela avec plusieurs computers synchronisés, ce qui nous donne environ 250 pistes audio rien que pour la musique, je ne vous dis pas le montant de choses à gérer, c’est vraiment terrible en fin de journée ! (rires). Bref, on recrée et joue chaque groupe d’instruments à l’aide de computers et de keyboards, avec une quantité incroyable de banques de sons orchestraux, et à cela nous ajoutons aussi des sons de synthèse, des percussions ethniques et de la batterie, quand on en a besoin. C’est un processus et une démarche assez complexes, qui prennent pas mal de temps à réaliser, mais permettent aussi d’économiser de l’argent à la production si l’on désire par exemple un score hollywoodien pour son film. Quand on sait que le London Philarmonic Orchestra que vous entendez dans beaucoup de films (ndlr : John Williams a travaillé avec cette orchestre pour ses plus fameuses compositions) coûte entre 50’000 et 100’000 francs par jour…
– Que représente pour vous la musique au cinéma ?
– Avez-vous déjà vu un Hitchcock ou un film d’horreur sans musique ? Ça ne veut plus rien dire ! Même si j’aime aussi les films qui ne sont pas forcément surchargés de musique, rappelez-vous toute la magnifique introduction de « Il faut sauver le soldat Ryan », où, encore tétanisé quand la musique apparaît, on se rend compte qu’on est dans un film.
D’autre part, pour moi, la musique contribue à une grande partie de l’émotion, c’est sûr, mais aussi sert à faire ressentir la plénitude, l’amour, la fuite, la suspension ou la dilatation du temps, la violence, la tristesse, la liberté, et tout ce que nous vivons dans notre vie de tous les jours, quand elle est diffusée dans la scène. Bref je crois que je pourrais en parler pendant des heures, tellement ça représente toute ma vie (rires).
– Comment choisissez-vous vos projets, quels sont vos critères ?
– Pour les projets suisses, vous savez, comme je dis toujours, on est au pays du chocolat, donc tout ce qui a un budget raisonnable, et dès lors que nous avons du temps à octroyer au projet pour mener à bien notre travail, nous le faisons. Nous prenons tout ce que nous pouvons faire, car on aime notre job, et cela quel que soit le genre de projet.
Le truc qui peut-être freine encore un peu, c’est, comme Dane A.
Davis, le sound designer de Matrix, l’a dit après avoir reçu un Oscar pour le premier opus (remarque qui lui a valu les foudres de certains producteurs) : « le problème avec le sound design, c’est que tout le monde s’en fout et personne ne veut payer pour ça », mais cela, c’était il y a longtemps, et heureusement, ça a bien évolué depuis.
– Quelles sont vos influences, aussi bien pour le sound design que pour la musique ?
– En sound-design : la nature, les villes, l’industrie, mon fils Takehiko et la vie en général, ainsi que, bien sûr quelques grands sound designers. Entre autres Al Nelson (Oblivion, Dragons, Les Croods) ; Alan Howarth (Star Trek 1 à 6, Total Recall, Robocop 2, Poltergeist, The Thing, Gremlins) ; Ben Barker & Niv Adiri (Gravity, Dredd) ; Ben Burtt (Wall-E, Star Wars 4 à 7, Star Trek Into The Darkness, Munich, Indiana Jones) ; Cameron Frankley (Terminator 4, Die Hard 5, Mr & Mrs Smith) ; Dane A. Davis (la trilogie Matrix, Twilight 1, The Cabin In The Woods) ; David C. Hughes (Iron Monkey) ; Frank Serafine (Tron, Star Trek Axanar, Tron Legacy, The Fog, A la poursuite d’Octobre Rouge) ; Gary Rydstrom (Il faut sauver le soldat Ryan, Jurassic Park, Toy Story, Strange Days, Terminator 2, Backdraft, Lincoln, War Horse, Super 8) ; Jason W. Jennings (Terminator 4, Red 2, Captain America) ; Jeremy Peirson (Looper, Watchmen, The Hunger Gams); Randy Thom (Contact, Avalon, Ratatouille, The Iron Giant) ; Ren Klyce (Oblivion, The Girl With The Dragon Tatoo, The Social Network, Zodiac, Panic Room, Fight Club, Seven, The Game) ; Richard Kin (Master And Commander, The Dark Knight, The Dark Knight Rise, Thor, Inception, The Prestige).
En musique : Alexandre Desplat (Zero Dark Thirty, Argo, Syriana, le dernier Godzilla), Atticus Ross (The Book Of Eli) ; Bear McCreary (les séries The Walking Dead et The Sarah Connor Chronicles), Bernard Herrmann (Psycho et toute son oeuvre) ; Brian Transeau (Monster) ; Cliff Martinez (Drive, Only God Forgives, Solaris, Traffic, et toute son oeuvre) ; Daft Punk & Thomas Bangalter (Tron Legacy, Irreversible) ; Eduard Artemiev (Urga) ; Ennio Morricone ; Giorgio Moroder (Midnight Express) ; Hans Zimmer (Inception, Rush, Man of Steel) ; Hans Zimmer & James Newton Howard (Batman Begins, The Dark Knight) ; Harry Gregson-Williams (Total Recall, Man on Fire, et tous ses scores) ; Henry Jackman ; (Abraham Lincoln Vampire Hunter, Man On A Ledge) ; Howard Shore (Le silence des agneaux, The Cell, Seven, The Game, et tout son travail) ; James Newton Howard (The Happening, Michael Clayton, et tous ses scores) ; Jason Graves (les jeux video Dead Space 2 et 3) ; Jerry Goldsmith (Alien, Le 13ème Guerrier, et toute son oeuvre ; Joe Hisaishi (Princesse Mononoke, Hana bi, Sonatine, Kids Return, et tous ses scores) ; John Carpenter & Alan Howarth (Assault on Precinct 13, Escape From New York, Vampires, Halloween, et clairement tous leurs scores) ; John Murphy (28 Days Later, 28 Weeks Later, Sunshine) ; Kenji Kawai (Ghost In The Shell, Avalon) ; Lalo Schifrin (Bullitt, Enter The Dragon) ; Mark Isham (Crash) ; Michael Giacchino (Star Trek Into Darkness, la série Lost) ; Michl Britsch (Pandorum) ; Neil Young (Dead Man) ; Patrick Doyle (Rise of the Planet of the Apes) ; Patrick O’Hearn (Crying Freeman) ; Paul Leonard-Morgan (Dredd, Limitless) ; Peter Kyed & Peter Peter (Valhalla Rising) ; Philip Glass (Koyaanisqatsi, The Illusionist, Kundun, et tous ses scores) ; Ramin Djawadi (Pacific Rim, la série Game of Thrones) ; Ryuichi Sakamoto (Furyo) ; Tan Dun (Hero) ; Trent Reznor & Atticus Ross (The Social Network, The Girl With The Dragon Tatoo) ; Vangelis (Blade Runner, Antarctica, et absolument tous ses scores).
Et des tonnes d’autres bien sûr (rires) !
– Quels sont vos projets à court terme et à long terme ?
– On vient de terminer les dernières bandes annonces du NIFFF 2014, on travaille sur un projet à long terme de transmedia avec Novland de Lausanne pour différentes marques de prestige suisses et étrangères, un documentaire suisse pour un sujet qui se passe en Thaïlande, du sound design pour un site web et des diffusions sonores dans des boutiques de luxe dans plusieurs grandes villes du monde, un long-métrage suisse, plusieurs banques de sound effects et passablement de projets dont on attend soit des réponses ou des contrats, pour des longs-métrages, documentaires, musées, web-séries, TV séries, jeux vidéo de différentes marques pour l’industrie, ainsi que plusieurs collaborations sonores avec des artistes d’art contemporain. On a de quoi faire (rires) !
– Est-ce que vous n’avez jamais pensé partir à l’étranger pour exercer votre métier : la France ou même les Etats-Unis ?
– Vous savez, on me l’a proposé plusieurs fois, on m’a dit : « Viens, dans les 15 jours qui suivent, tu auras du travail (rires) ! ». Peut-être que j’aurais dû. Enfin, je n’ai jamais fait la démarche pour aller m’établir sur place et voir à quoi ça pouvait ressembler, même si j’ai déjà collaboré plusieurs fois depuis ici, sur divers projets.
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