ATTENTION : cette review sera remplie de spoilers. J’en suis navrée, mais il est vraiment impossible de parler d’Hereditary sans rentrer dans le vif du sujet – voilà toutefois une review abrégée pour celles et ceux qui ne l’ont pas encore vu et voudraient savoir s’il en vaut la peine : oui. Évidemment, les goûts et les couleurs, on le sait, mais le propos et l’intensité du film en font un visionnage essentiel, même si son expérience en est mauvaise.
Ce film prend les codes du film de genre et les retourne sur eux-mêmes pour parler de la vraie horreur : celle des relations interpersonnelles, de la violence familiale et du trauma intergénérationnel. Au-delà de la tension maîtrisée à la perfection et de l’horreur brute du sujet, il tient debout – en tant que drame familial, cette fois – même une fois tous les éléments horrifiques retirés du film, tant le sujet est traité avec une profondeur de réflexion et une intelligence émotionnelle rare. Un de ces films de genre contemporain qu’on classerait avec les nouveaux classiques comme The VVitch, le Babadook, It Comes At Night, It Follows : tous des films avec un respect certain pour le genre horrifique dans ce qu’il a de plus authentique, mais qui refusent de prendre leur public pour des idiots et d’utiliser des personnages vides pour servir une narration creuse au service du divertissement pur.
[SPOILERS]
Nos sentiments, nous appartiennent-ils ? Notre histoire, est-elle la nôtre ? Comment sortir de la personne que notre enfance a créé ?
Lorsque le premier plan d’un film est celui d’une maison de poupée, on se doute que les questions des apparences et de l’autonomie entrent en jeu. Si elles sont évidemment au centre du propos, la forme, elle, trahit son audience de bout en bout. D’abord drame familial classique, le film se mue en descente aux enfers – émotionnellement et littéralement – après un accident terrifiant qui n’en était en fait pas un. On y découvre en même temps que la famille Graham le destin tragique leur tombant dessus indépendamment de leur volonté, contrôlé par un culte démoniaque mené par leur grand-mère.
Il y a une certaine élégance dans ce choix de métaphore, soulignée par la lettre laissée par Ellen (la matriarche) à sa fille Annie : « nos sacrifices pâliront face à notre récompense ». Des sacrifices opérés par Ellen sans le consentement du reste de sa famille couplés à l’utilisation de « nous » dénotent l’absence totale de considération pour l’autonomie des individus concernés, la marque certaine d’un parent abusif incapable de voir son enfant comme sa propre personne et non pas une extension de soi-même. Dans « The Lesser Key of Solomon » (un grimoire disponible ici), Paimon est, ironiquement, décrit comme « un excellent roi très obéissant à Lucifer » – il faut obéir à l’autorité pour être soi-même un bon monarque. Mais la monarchie a-t-elle vocation à laisser chacun exprimer son individualité ou à servir les intérêts d’un groupe de personnes très précis ? Les sacrifices que sont forcés de faire les Graham sont-ils au service de leurs intérêts ? Une relation familiale, n’a-t-elle pas vocation à l’épanouissement de chacun plutôt que l’obéissance à une autorité arbitraire ?
Ce narcissisme est rarement explicité à l’écran, mais Hereditary existe pour mettre le spectateur mal à l’aise – la vraie différence, peut-être, entre l’art et le divertissement. Les tropes sont mis ici au service des personnages et non pas l’inverse, et lorsqu’on creuse si profondément dans le comportement humain, difficile de n’y trouver que des belles choses. Aster a d’ailleurs exprimé dans plusieurs interviews qu’il a voulu puiser dans ses plus grandes peurs, les peurs qui n’avaient pas d’issues : la mort, blesser sans le vouloir les gens qu’on aime.
Il y a, évidemment, beaucoup de choses à dire sur la forme du film, exceptionnelle en soi et l’étant d’autant plus du fait que c’est ici le premier long-métrage d’Ari Aster. Du jeu d’acteur monumental de vulnérabilité à la cinématographie soutenant parfaitement le propos sans jamais voler la vedette ni ennuyer, on y retrouve partout la marque d’artistes cherchant à retranscrire sincèrement l’expérience humaine dans ses pluralités – et donc aussi dans sa laideur.
Le film d’horreur a, pour beaucoup de gens, vocation à être cathartique : Hereditary ne le sera peut-être pas pour tout le monde. Il est ponctué de quelques touches légères d’humour, mais son propos est si lourd qu’il en est presque insoutenable –, mais faire l’expérience de cette douleur est peut-être le meilleur moyen de réussir à s’en défaire, et l’excuse d’Annie lorsqu’elle prétend aller au cinéma, mais se rend en fait à un groupe de parole en est certainement l’exemplification la plus claire.
Aster a, évidemment, le dernier mot sur ce que son film veut dire. L’interprétation de l’art flotte quelque part entre l’auteur et son public, et si le nihilisme d’Hereditary ne veut pas dire que l’horreur est la seule issue possible après le trauma, c’est celle exposée dans le film. Ça n’est pas la mienne. Il est, à mon avis, de la responsabilité de chacun de casser le cycle de l’abus. Annie avait raison : les sévices que subissent sa famille ont été orchestrés par sa mère. Mais, à travers le film, elle fait preuve d’une incapacité totale à se remettre en question – est-il vraiment absurde pour un enfant de ne pas faire confiance à sa mère après qu’elle l’ait presque tué dans son sommeil et, surtout, qu’elle soit incapable de voir l’impact que cela a sur lui ? « Je suis ta mère » est-elle une excuse légitime à la déshumanisation d’un enfant, à la priorisation de ses propres sentiments face au mal-être d’une personne qu’on aime ?
Il est impossible d’être une éternelle victime sans heurter les gens qui nous importent. Le cycle de l’abus blesse les gens y étant né, mais aussi les gens y étant entrés – Steve fait figure ici de dommage collatéral, sa mort ne servant en rien les intérêts du culte et étant pourtant inévitable. En confrontant ses propres erreurs et en brisant les non-dits, on se donne l’opportunité de vivre au-delà du trauma intergénérationnel et de briser le cycle de l’abus – appelez-le une malédiction si vous le voulez.
Hereditary
USA – 2018 – 126 Min. – Horror
Réalisateur: Ari Aster
Acteur: Toni Collette, Gabriel Byrne, Alex Wolff, Milly Shapiro, Ann Dowd, Mallory Bechtel, Zachary Arthur
Ascot Elite
18.07.2018 au cinéma