Ayant acquis une reconnaissance internationale principalement depuis « Tigre et Dragon » en 2000 puis plus tard avec « Brokeback Mountain » et « L’Odyssée de Pi », Ang Lee signait avec ses trois premiers longs-métrages datant du début des années 90 la trilogie « Father Knows Best ».
Une trilogie sur le rapport au père, autant avec le sien que le rapport avec son propre pays, Taiwan, engoncé dans une répression sexuelle millénaire.
En 1993, Ang Lee signe « Garçon d’Honneur », coproduction américano-taiwanaise qui remporte l’Ours d’Or au Festival de Berlin. C’est la première fois qu’un cinéaste aborde l’homosexualité de manière aussi frontale dans le cinéma taiwanais, et c’est un sujet qui le poursuivra durant toute sa carrière jusqu’au crépusculaire « Brokeback Mountain ». Le film raconte l’histoire de Wei, jeune entrepreneur taiwanais vivant à New York depuis plusieurs années pour fuir sa famille, très pratiquante et proche des préceptes matrimoniaux qui veulent que deux familles marient leurs enfants, sans forcément leur demander leur avis. De plus, Wei s’avère être homosexuel et en relation avec Simon. Son père souffrant de problèmes cardiaques, ses parents décident de venir le voir aux Etats-Unis. Pris de court, le couple décide d’organiser un faux mariage à Wei avec leur amie commune Wei-Wei, elle-même taiwanaise en phase d’être renvoyée dans son pays. Au fur et à mesure de l’avancée du film, le mensonge va s’amplifier jusqu’à atteindre des proportions irréversibles.
Le film est clairement composé de deux parties distinctes, l’une plus légère et drôle qui culmine durant la scène du repas de mariage, l’autre plus dramatique dans laquelle Wei se retrouve pleinement confronté à son mensonge, et plus largement aux valeurs de son pays d’origine représentées par ses parents. Le père de Wei représente évidemment le père d’Ang Lee (il le dit lui-même dans les bonus) avec lequel le réalisateur règle ses comptes. Mais il lui rend également hommage, le dépeignant certes comme un vieil homme se voilant la face, mais également comme un homme sage et équilibré qui trouve son épanouissement à travers l’art de la calligraphie. L’art comme moyen d’expression dans un monde sclérosé par les non-dits, c’est également un autre sujet fort de la trilogie « Father Knows Best ». D’abord à travers le tai-chi dans le premier long-métrage d’Ang Lee intitulé « Pushing Hands », puis la calligraphie et enfin la cuisine dans ce qui restera son chef-d’œuvre, « Salé Sucré » ou « Eat Drink Man Woman » , titre original beaucoup plus évocateur pour un film sorti en 1994. Pour conclure sur « Garçon d’Honneur », notons le caméo fugace très significatif du réalisateur qui s’octroie la réplique suivante : « Et voilà ce que donnent 5000 ans de répression sexuelle ». Preuve peut-être peu subtile mais évidente qu’Ang Lee avait des comptes à régler avec Taiwan, son pays d’origine, avec lequel il fera la paix dans son film suivant.
« Salé Sucré » sort donc en 1994. Ang Lee et son fidèle scénariste James Schamus choisissent le monde de la cuisine comme contexte pour leur film.
Monsieur Chu est le plus grand chef cuisinier de la ville de Tai-Pei. Il vit dans une grande demeure avec ses trois filles dont il a la garde depuis le décès de sa femme. Chacune d’elles va trouver sa voie, partagée entre le sentiment d’obligation de rester auprès de leur père et leur volonté d’émancipation. Mais le cœur du film se situe dans la relation de Monsieur Chu avec sa seconde fille, Jia-Chien, avec laquelle il n’arrive plus à communiquer depuis bien longtemps. La cuisine y est un monde à part entière qui joue un rôle prépondérant, puisque comme le dit une des filles : « nous communiquons par la nourriture ». Des repas aux proportions gargantuesques préparés par Monsieur Chu qui trouve ici son principal exutoire, loin des soucis que lui donnent ses filles (elles ne sont pas mariées, vivent toujours dans la maison familiale et sont adultes). Il perd également le goût des aliments suite à sa longue carrière dans la cuisine, mais surtout parce qu’une situation pesante faite de non-dits s’est installée entre lui et ses filles depuis la mort de sa femme. Une métaphore efficace qui touche autant à l’homme dans ses capacités professionnelles que personnelles et à sa virilité, puisque Monsieur Chu n’est entouré que de femmes. La scène de repas final représente le point culminant de cette situation, réunissant autant les valeurs matrimoniales ultra-conservatrices de madame Liang qu’incarne Ya-lei Kuei (elle avait à peu près le même rôle en jouant la mère de Wei dans « Garçon d’Honneur ») que les valeurs plus progressistes que prônent les trois filles de monsieur Chu.
Ang Lee le dit lui-même dans les bonus, « Pushing Hands » et « Garçon d’Honneur » lui ont permis de régler ses comptes avec son père, figure sévère et froide avec laquelle il a toujours été en conflit (il a d’ailleurs choisi le métier de cinéaste pour contrarier son père), « Salé Sucré » lui permet de faire la paix avec celui-ci, de lui rendre hommage et de le laisser partir avec sérénité. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le même acteur incarne le père dans « Garçon d’Honneur » et monsieur Chu dans « Salé Sucré » (l’immense Sihung Lung, figure paternelle par excellence dans le milieu du cinéma taiwanais).
En dire plus serait en dévoiler trop d’un film choral somptueusement écrit, dans lequel de multiples rebondissements confrontent toujours le spectateur à la réalité parfois pénible de la vie dans une famille taiwanaise. Lors d’un dernier plan absolument bouleversant, le réalisateur fait la paix avec ses démons en réconciliant ses personnages et en redonnant le goût (de la vie ?) à monsieur Chu. La suite de sa carrière, bien que souvent décriée, prouvera qu’il n’aura de cesse de passer d’un registre à l’autre, comme pour se prouver à lui-même sa capacité à donner toujours plus. Ang Lee peut dormir sur ses deux oreilles, sa trilogie « Father Knows Best » dont l’éditeur Carlotta nous gratifie ici de deux films dans de très belles éditions blu-ray marquera à coup sûr l’histoire du cinéma.
« Garçon d’Honneur » et « Salé Sucré »
1993 -1994
De Ang Lee
Carlotta Films