« Carol », c’est LA représentation de l’œuvre aux racines autobiographiques par excellence. L’œuvre qui a inspiré « Lolita » (1955) de Vladimir Nabokov. La particularité de ce roman, celle qui fait de lui l’exception du genre Highsmithien, est que son contenu ne fait référence au meurtre et au sang – même si de nombreuses fois – qu’à travers la métaphore et ne prend jamais concrètement place au sein de l’histoire. Son message, lui aussi, renverse le pessimisme et la noirceur habituellement associés à son auteure. L’amour, ou la plus délicate affaire d’une histoire d’amour homosexuelle, a lieu d’exister et voit une possibilité de perdurer. Une tournure qui n’est pas uniquement une rareté à l’échelle de l’auteure, mais aussi un bouleversement à l’échelle mondiale. Son contenu lui valut d’être rejeté par Harper & Brothers en 1951, éditeur de Pat chargé précédemment de la publication de « l’Inconnu du Nord Express ».
« Carol » est considéré comme le premier roman qui laissa entrevoir à deux protagonistes homosexuelles la possibilité d’un avenir en commun, bien que ce fait ne soit pas tout à fait exact si l’on prend en considération l’œuvre de Radclyffe Hall « The Well of Loneliness » (1928) dont la publication fut étouffée et retardée par James Douglas, éditeur du Sunday Express. Face à son contenu « contre-nature », il déclara : « Je préférerais donner une bouteille d’acide prussique à un jeune garçon ou une jeune fille en pleine santé, plutôt que ce roman. »
Vingt ans après cette déclaration, voici l’épisode qui prit place et qui inspira à Patricia Highsmith l’histoire de Carol et Therese.
Décembre 1948, Manhattan est sous l’emprise d’une vague de chaleur, c’est la période de Noël la plus chaude jamais enregistrée par le New York Weather Bureau. Les grands magasins Bloomingdales – où Pat travaillait temporairement afin de payer la facture grossissante des séances de psychanalyse qui avaient pour but de « guérir et régulariser sa sexualité » pour que celle-ci puisse épouser Marc Brandel, l’homme qui alors la convoitait.
Une chronologie d’événement qui confirme l’éternel paradoxe Highsmitien. C’est lorsqu’elle cherchait à éradiquer de sa personne toute trace de son homosexualité, que Pat produisit le seul roman qui vint faire honneur à cet aspect d’elle…
Un matin, au rayon jouet du septième étage – dans ce que Highsmith décrit comme « un chaos de bruit et de commerce » – apparut une femme blonde et élégante d’une trentaine d’années, aux « yeux gris intelligents », vêtue d’un manteau en vison. Elle s’avança vers Pat d’un air absent en faisant frapper une paire de gants dans la paume de sa main.
Highsmith, prise d’une sorte de transe, comme si elle avait « eu une vision », se contenta de prendre la commande de celle-ci (une poupée pour le Noël d’une de ses filles) en prenant soin de mémoriser le nom et l’adresse de sa cliente : Kathleen Senn – Mrs E.R. Senn – une femme mariée du New Jersey.
Peu après, elle s’empressa de descendre quelques étages pour acheter une carte à l’intention de celle qui deviendrait sa muse, carte qu’elle signa par son numéro d’employée.
De toute évidence, Kathleen Senn ne fit jamais le rapport entre son interaction avec la jeune Pat et la mystérieuse carte qui lui fut envoyée. L’échange n’alla pas plus loin. Une simple transaction d’une durée de 3 minutes.
Suite à cette rencontre qui plongea notre auteure dans un état « fiévreux, proche de l’évanouissement », Highsmith rentra chez elle en toute hâte et se mit à son bureau. Deux heures plus tard, le récit de « Carol », dans sa totalité, était né. Le lendemain Pat fut diagnostiquée de la varicelle, face à quoi elle déclare: « L’un des enfants au nez grippé a dû me passer ses germes… mais à la fois, le germe d’une histoire ».
« Le personnage de Therese… – écrit-elle dans ses journaux intimes – …découle de mes propres os ». Dans le roman, Therese, 19 ans (Pat en avait 27 lors de son écriture), aspirant à une carrière de décoratrice de théâtre, travaille elle aussi dans un grand magasin de jouets durant la période des fêtes et est elle aussi quelque peu prise au piège dans une relation avec un homme qui souhaite l’épouser.
Les éléments sont là. La suite, elle, s’éloigne de la réalité au profit du fantasme.
Carol (représentation littéraire de Kathleen Senn) donne suite à la lettre de Therese et de là s’ensuit une lente et tumultueuse histoire d’amour parfaitement à l’image du fantasme de Highsmith.
D’une part Carol, la blonde, belle et riche Américaine, balançant un mélange d’affection, de froideur et d’occasionnelle condescendance envers Therese, rendant la dynamique entre les deux femmes changeante et ses motifs personnels initialement incertains.
De l’autre Therese, jeune orpheline bouleversée par la soudaine découverte du sentiment amoureux. Complètement hypnotisée par l’objet de son désir à l’allure « trop belle pour être vraie ». Prête à tous les sacrifices. Ne souhaitant rien de plus que se laisser emporter (voire mourir) par le déluge de son amour pour Carol et agonisant quelque peu face à son incertitude quant à la réciprocité de celui-ci.
Et la cerise sur le gâteau du fantasme Highsmitien : la décision de Carol de choisir sa liberté sexuelle et un avenir potentiel avec Therese, à celui d’une vie vécue dans les normes sociétales lui offrant en contrepartie la garde occasionnelle de sa fille.
À savoir une douce vengeance pour notre auteure, dont la relation avec sa propre mère demeura à jamais hautement conflictuelle.
Le fruit de son labeur accompli, Patricia Highsmith connut alors un épisode des plus noirs engendré par une culpabilité dévorante à l’idée d’être reconnue comme l’auteure du roman qu’elle était sur le point de voir publié. Un fait qui la poussera à utiliser un pseudonyme. À la fois éprise et honteuse de son contenu qui, au-delà de Kathleen Senn, s’inspire aussi d’une liaison qu’elle avait eu avec Virginia Kent Catherwood, une riche New-yorkaise en procédure de divorce qui perdit la garde de son enfant après que son mari ait engagé un détective privé dans le but d’exposer le lesbianisme de sa femme.
« Je crains que Ginnie(Virginia) ne trouve l’histoire de Carol trop proche de la sienne ». En effet…
Prise par la dépression et l’insomnie – ce qui ne l’empêcha pas pour autant de se rendre dans le New Jersey afin de pouvoir espionner Kathleen Senn dans son habitat –, noyant sa culpabilité et ses tourments dans des doses d’alcool encore plus phénoménales qu’elle n’avait pour habitude d’en consommer ; elle restera jusqu’à son dernier jour hautement alcoolique. Sa bataille avec son homophobie interne, durant ces quelques mois, atteignit un nouveau climax avec un sentiment dont l’image viendra brièvement parcourir le personnage de Therese dans le livre :
« Dieu sait que l’amour, présent avec nous dans cette pièce, n’est ni baisers ni étreintes ni caresses. Pas même un regard ou une émotion. L’amour est un monstre, nous détenant chacune prisonnière au creux de ses mains. » Patricia Highsmith – cahier 6, 17 décembre 1941
Entre cette chaude journée de décembre 1948 et la première publication de son roman en 1951, Pat n’aperçut Kathleen Senn qu’une seule et dernière fois à Ridgewood au volant d’une voiture, durant sa mission d’espionnage dans le quartier résidentiel du New Jersey où celle-ci habitait.
Et comme si une âme tourmentée avait su en détecter une autre : en octobre 1951, 7 mois avant la parution du roman qu’elle inspira et dans l’ignorance totale de son existence, Kathleen Wiggins Senn – elle-même en proie à des épisodes d’alcoolisme et de dépression – se rend dans son garage, entre dans sa voiture, allume le contact et met fin à ses jours en inhalant du monoxyde de carbone.
Un fait qui semble être resté méconnu de Highsmith elle-même, ses journaux ne documentant aucunement l’incident.
NE JAMAIS JUGER UN LIVRE A SA COUVERTURE…
Un indice qui reflète avec on ne peut plus de simplicité, l’évolution de la manière dont il était acceptable d’aborder un sujet tel que l’histoire de Carol et Therese à travers les années est le défilé des nombreuses couvertures qui furent attribuées au roman.
La couverture ne dit rien et la couverture en dit long… Un fait qui a sans doute réconforté Highsmith, partisane de la double identité, toujours encline à troubler les pistes.
De sa première édition en 1952 sous le titre original de « The Price Of Salt » (publiée alors sous le nom de plume Claire Morgan), à de plus récentes versions, leur diversité évoque subtilement les mœurs à l’heure de leurs publications.
Parmi les plus anciennes, certaines firent probablement – et font encore – discrètement glousser de par leur incohérence quant au public que les mots et le genre littéraire devraient cibler et celui que la couverture tente de cibler. Certaines, telles que l’édition originale Coward-McCann de 1952, ou encore celle de Naiad Press de 1984, jouent subtilement double jeu grâce au titre, alors métaphorique:
« Ahh ! » Voici le son approbateur de tous les bons époux du modèle fifties qui ne s’inquiètent pas aux vues d’un bon recueil de cuisine entre les mains de leur femme. Il est bon de savoir doser son sel. La santé avant tout !
Une autre façon de faire passer la pilule de l’homosexualité féminine à cette époque à travers une couverture, était de la rendre plus acceptable et attrayante à un lectorat de la gent masculine. C’est le cas notamment, de l’édition de Bantam Books de 1953. Ainsi, le contenu n’étant peut-être pas à la hauteur de tous les intéressés, la publication d’un roman avec en son sein, une quelconque « déviance sexuelle » devenait du moins abordable lorsque présentée sous forme de Pulp/Erotica. Il était impératif que les héroïnes de ces romans connaissent une fin tragique, telle que : suicide, mort fulgurante, confinement à une institution psychiatrique après une prise de conscience face à l’abomination qui les hantait, reconversion grâce à l’amour d’un homme tant attendu… « The Price Of Salt » fut le premier du genre à faire exception à cette règle.
Ce n’est que 39 ans plus tard, que Patricia Highsmith acceptera de republier officiellement le roman sous son propre nom et de lui donner le titre, plus franc, simple et évocateur, de « Carol » (suivi dans sa traduction française par « les eaux dérobées »). En 1990, On voit alors paraître pour la première fois dans l’édition Bloomsbury UK et Diogenes CH, une couverture qui n’a pas pour but de dissimuler ni de trivialiser, arborant un tableau du peintre Toulouse Lautrec « L’abandon des deux amies ». La préface, similaire à l’édition de 1984, est cette fois belle et bien signée Patricia Highsmith. Une ultime marque d’honnêteté hardiment attendue par un important effectif de lecteurs n’ayant su être berné par un pseudonyme, de par leur familiarité avec la prose de Highsmith.
« The Price of Salt » de sa traduction littérale un peu moyenne: « Le Prix du Sel », reste (à titre personnel) celui qui capture le mieux l’essence et le message du livre. « Carol » est certes plus direct et plus représentatif du focus de notre personnage central, mais à mes yeux, le livre – bourré d’intelligentes métaphores – est le récit du prix à payer pour une liberté pouvant être perçue comme le sel empêchant à la vie d’être fade.
La perte – ou son potentiel – est omniprésente. La perte de l’innocence, la perte de barrières sociétales, d’un être aimé : Carol perd Therese, Therese perd Carol, Carol perd la garde de sa fille Rindy, celle-ci perd sa mère. Therese orpheline, perdit ses parents.
La perte est le sujet principal de l’histoire et le titre original en détient l’essence.
Une nouvelle édition de « Carol », publiée en Suisse par Diogenes pour la version allemande et Calmann-Lévy pour la française, devrait d’après les dires de Payot voir le jour d’ici Noël. Il semblerait cette fois-ci que la couverture soit en résonnance avec l’affiche du film. W.W. Norton US et Bloomsbury UK ont déjà publié l’image ci-dessous comme prototype et les commandes en ligne sont désormais possibles.
Pour plus d’informations concernant les différentes publications et leurs dates de sortie, ainsi que pour plus d’informations sur l’histoire de « Carol » en général :
www.carolmovie.proboards.com
www.carolmovie.proboards.com/thread/107/publication
« Carol » de Todd Haynes: hymne à l’amour et au cinéma classique
« Carol » : inspirations et références
Les nombreux visages de Patricia Highsmith et de son roman « Carol »