Seule à manger sa barquette de frites dans un maillot de bain qu’elle semble ne jamais quitter, Ava est hypnotisée par un chien noir qui a l’air de vouloir lui dire quelque chose, et par son maître, Juan, jeune gitan distant, mystérieux, fascinant. C’est l’été, elle apprend qu’elle est en train de perdre la vue, et tout s’accélère. Comment vivre les derniers moments avant la cécité, à 13 ans, voilà le poème visuel de Léa Mysius, qui n’a pas peur du noir.
Comme tant d’autres critiques avant celle-ci, il convient de souligner la présence à l’écran de cette demoiselle sortie de nulle part, Noée Abita, qui est certainement promise à une longue carrière, au vu de sa jeunesse et de son talent. Simple, naturel, et pourtant si obscur et torturé, son personnage de Ava est aussi complexe que la jeune fille est rationnelle : avant de perdre totalement la vue, elle s’exerce, entraîne ses autres sens, avec ce chien, noir, qu’elle désire tant. Comme réalisant un rêve de petite fille, elle s’accapare Lupo, au grand dam de son maître, avec lequel elle finira par tisser une relation étrange mais douce. Cauchemardant la nuit, Ava se confie à son journal intime, note avec une précision affolante les heures du lever et du coucher du soleil, et annonce avec un sérieux effrayant le nombre de minutes de lumière qui est perdu chaque jour. Cette maturité dans un corps enfantin qui se découvre peu à peu femme et cette aisance dans le jeu font de Noée Abita une actrice extrêmement bien choisie pour ce film. Elle crève l’écran autant qu’elle a envie de se crever les yeux.
Pour reprendre les paroles d’une chanson du récemment décédé icône de la chanson française : « Noir, c’est noir, il n’y a plus d’espoir ». D’abord, au milieu d’une plage pleine de maillots de bain colorés, de parasols bigarrés, de cris et de sable chaud, un chien noir fait irruption et fait tache. Puis, Ava fait tomber un encrier, marche dedans, ôte délicatement les bouts de verres de sa face plantaire, comme si elle pouvait s’ôter cette si douloureuse, inévitable et obscure épine du pied. L’encre noire lui reste sur les mains, mains qui sont constamment sales, foncées, car elles touchent pour comprendre l’espace et la nuit. Les chevaux de la police sont eux aussi d’un noir de jais qui se confond avec les ténèbres et ne forme plus qu’un avec l’uniforme des policiers eux-mêmes. La scène onirique est totalement effrayante : elle voit des choses qu’elle n’aurait pas du voir, avale un œil, la nuit tombe en plein jour, sa petite sœur Inès, encore bébé, n’a plus d’yeux… Une folie dans l’esprit d’Ava qui se traduit par une volonté féroce de voir la beauté, elle meurt de peur de n’avoir « vu que la laideur ». Et comme le chante Johnny Hallyday à la fin de cette même chanson, finalement, « noir, c’est noir
Il me reste l’espoir ».
Ainsi, au travers de métaphores visuelles puissantes, la thématique centrale de la cécité progressive et accélérée d’Ava est représentée sans pathos ni tragédie, mais avec une poésie douce. Néanmoins, cette poésie est parfois trop subtile, et j’ai trouvé qu’il manquait parfois de concret à cette maladie, que, à trop suggérer, on en venait parfois à oublier qu’elle était presque aveugle, la nuit tout du moins. Cette délicatesse dans la forme ferait presque trop mettre de côté le fond, ce qui est fort dommage au vu de l’originalité du scénario qui se détache de ces films d’été, dans le genre « coming-of age » un peu kitsch, et qui met en images une maladie dont on a peu vu les tenants et les aboutissants à l’écran.
Encore deux mots sur la forme, d’abord sur l’utilisation de la pellicule 35 millimètres, qui donne une dimension concrète et sensorielle phénoménale à tout le film. Le celluloïd révèle la matérialité des scènes de nuit qui sont les moments les plus difficiles pour Ava, ceux où elle fait le plus appel à ses sens, tout comme le spectateur. Des plans parfois très sombres ne laissent entrevoir que quelques formes difficilement identifiables, dans une poésie qui encourage à sentir plutôt qu’à comprendre. Peu habitué à ne pas voir en tant que spectateur du film, est remise en question notre position de détenteur du regard principal qui laisse sa place à celui, plus important, d’Ava sur le monde qui l’entoure, ou tout du moins sur ce qu’elle en perçoit encore.
La musique, finalement, ajoute encore en beauté au long-métrage de Léa Mysius. Le violoncelle rêche de Florencia di Concilio accompagne les aventures d’Ava dans la plupart des scènes du film dans des sonorités primitives et tribales, plus proches du bruit que de la mélodie, mais qui soulignent les gestes organiques de l’héroïne. D’autres chansons, empruntées et non composées pour l’occasion, sonnent alors comme plus harmonieuses tout en ajoutant matière à la compréhension et à l’interprétation. « She Ain’t A Child No More » de Sharon Jones & The Dap-Kings rythme le délire délictueux des deux adolescents soudains bandits sauvages, peinturlurés d’argile, vêtus de bouts de bois et de restes de nature : ils dépouillent des nudistes de leurs biens pour conserver leur liberté et vivre la vie telle qu’ils l’entendent, en riant, en buvant de l’alcool et en fumant des cigarettes. Deuxième moment musical fort, en italien, avec « Passacaglia della vita » de Rosemary Standley & Dom La Nena, avec des « bisogna morire » – en français « nous devons mourir » – qui rythment chaque dernière phrase des couplets dans une morbidité captivante et accompagnent la fuite à moto des deux jeunes, le chien entre eux, après leur première nuit passée ensemble et après avoir été trouvés par la police au bord de la mer, au bunker, fuite vers une mort future et inévitable, mais dont ils repoussent l’arrivée avec force et persévérance. Dernière scène en musique qui reste dans la tête lorsqu’Ava danse sur un caillou blanc et chante « Sabali » de Amadou & Mariam, au bord d’une route déserte, Juan la contemple, elle vit : « chéri je m’adresse à toi, chéri, avec toi la vie est belle ».
La séquence de fin, quant à elle, est très longue, celle du mariage chez les gitans, et fait d’autant plus ressortir les derniers plans, avec la mariée dans la nuit de la forêt, qu’ils sont surprenants et totalement imprévus. La place est laissée à l’interprétation et une fin ouverte offre au spectateur le loisir de s’imaginer la suite de l’aventure pour les deux jeunes, et la suite de l’obscurité pour la demoiselle. Partie dans la nuit avec son Don, Ava décèle encore, comme s’il s’agissait de la dernière fois, les traits de son Juan dans l’obscurité qui, peut-être, se ferme enfin, finalement, sur elle et sur son monde.
- Léa Mysius
- Avec Noée Abita, Laure Calamy, Juana Cano
- Praesens Film