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vendredi, décembre 20, 2024
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Amandine Gay: « L’histoire de France n’est pas une histoire blanche »

Lauren von Beust
Lauren von Beust
Amoureux du film «American Gigolo», ses parents la prénomme en hommage à l'actrice américaine Lauren Hutton. Ainsi marquée dans le berceau, comment aurait-elle pu, en grandissant, rester indifférente au 7ème art ? S'enivrant des classiques comme des films d'auteur, cette inconditionnelle de Meryl Streep a prolongé sa culture en menant des études universitaires en théories et histoire du cinéma. Omniprésent dans sa vie, c'est encore et toujours le cinéma qui l'a guidée vers le journalisme, dont elle a fait son métier. Celle qui se rend dans les salles pour s'évader et prolonger ses rêves, ne passe pas un jour sans glisser une réplique de film dans les conversations. Une preuve indélébile de sa passion. Et à tous ceux qui n'épellent pas son prénom correctement ou qui le prononcent au masculin, la Vaudoise leur répond fièrement, non sans une pointe de revanche : «L-A-U-R-E-N, comme Lauren Bacall !». Ça fait classe !

Bien qu’ayant été adoptée par une famille blanche, la réalisatrice d’« Une histoire à soi », Amandine Gay, refusera de parler de la sienne lors de cet entretien. « J’ai déjà beaucoup écrit là-dessus », confie cette auteure afroféministe, qui a tenu à mettre son film au centre de l’interview.


Joohee, Mathieu, Anne-Charlotte, Niyongira et Céline ont entre 25 et 52 ans. Originaires de Corée du Sud, du Brésil, d’Australie, du Rwanda ou encore du Sri Lanka, les cinq partagent tous une identité : celle de personnes adoptées par des familles françaises. Dès l’enfance, ils ont été séparés de leur pays d’origine et de la culture qui l’accompagne. Séparés même parfois du prénom qui leur avait été donné à la naissance, et auquel on a privilégié une consonance française pour faciliter l’intégration, sans doute. Mais les moqueries subies hors du cocon familial adoptif ne disparaissent pas pour autant. S’ils ressentent le besoin de retrouver leurs racines pour se construire, certains craignent de trahir ceux qui les ont élevés.

Originaire du Brésil, Mathieu, 25 ans, a été élevé par une famille française. « L’adoption est une usine à fantasmes », nous dit-il. Vous partagez sa vision ?
Mathieu fait référence aux questions qu’il se posait autour de sa famille de naissance lorsqu’il était petit. Et ici, le fantasme regroupe tout ce que l’on peut s’imaginer en bien comme en mal sur le fait d’avoir été adopté. Car l’adoption, ce n’est pas seulement quelque chose qui permet de réunir un enfant isolé avec un ou deux adultes qui n’ont pas pu avoir d’enfants, biologiquement. Les représentations qu’en a la société ne sont pas toujours positives et peuvent être parfois intrusives ; lorsque l’on pense la famille comme forcément liée aux liens biologiques, ou que l’on demande à un enfant adopté ce qu’il sait de ses « vrais parents », en prétendant qu’il y a des vrais et des faux parents. Alors oui, je partage le regard de Mathieu sur l’adoption. Entre les histoires que se racontent les enfants adoptés, parce qu’ils n’ont que peu d’informations sur la raison qui a conduit à la séparation d’avec leur famille de naissance, et le discours du grand public, on se rend compte que les personnes adoptées doivent se construire dans des sociétés par le biais de l’image télévisuelle qu’ils ont de leur pays d’origine. Il s’agit donc de fantasmes à plusieurs tiroirs ; individuels mais aussi sociaux.

Votre film présente plus ou moins le même schéma, à savoir des enfants adoptés qui, à un moment de leur vie, partent à la rencontre de leurs racines…
L’idée était de mettre en lumière des expériences qui ont manqué jusque-là dans le paysage audiovisuel. Et s’intéresser à son pays d’origine ou s’intéresser à sa famille de naissance, ce n’est pas la même chose. Par ce film, il s’agissait de donner de la nuance. Tout le monde n’a pas les mêmes motivations. Tous ne se posent pas les mêmes questions au même moment de leur vie. Céline, par exemple, ne s’était pas questionnée sur ses origines avant d’entendre parler du trafic d’enfants au Sri Lanka dans les médias. C’est seulement à partir de là qu’elle veut en savoir davantage sur son histoire, et s’assurer qu’elle n’en a pas été victime, petite. Si une personne n’a pas d’intérêt particulier pour sa famille de naissance, c’est tout à fait légitime. Mais très souvent, notre rapport à l’adoption change au fil de la vie.

Certains finissent même par « adopter leur famille adoptive ». Mais en connaissez-vous qui ne s’intéressent ni à leur pays d’origine ni à leur famille de naissance ?
Je n’en connais pas qui n’ont jamais pensé à leur famille de naissance ou qui ne s’y intéressent pas. Mais des personnes qui n’ont pas envie de s’y confronter, oui, j’en connais. Je pense que c’est un discours de protection. Car rien qu’en prétendant ne pas vouloir s’intéresser à ses origines, c’est déjà avoir un rapport à cela. Bien que compliqué, certes. Moi, par exemple, j’ai été très intéressée par ce que cela voulait dire que d’être Noire – ce qui a beaucoup influencé mon travail par la suite -, mais je ne suis pas spécialement intéressée par ma famille de naissance. Que des personnes puissent, grâce au film, s’accrocher à des parties de ces cinq histoires et s’y attacher, pour moi, c’est gagné. C’est un moyen pour eux de se rendre compte que leur propre histoire est aussi légitime que celle des autres. Je sais qu’à l’adolescence, j’aurais eu besoin d’avoir un panel d’expériences qui me prouvent que non, il n’y a pas qu’un seul parcours d’enfant adopté.

On sent parfois un tiraillement entre le besoin de se mettre en quête de ses origines pour se construire et la crainte de trahir ceux qui nous a adopté…
Dans la vision contemporaine de la famille occidentale, cette dernière est forcément constituée par les liens du sang. Alors comment peut-on construire une autre vision quand même la loi ne peut pas envisager qu’il puisse y avoir plusieurs parents ? Pour Anne-Charlotte, par exemple, c’est un soulagement de réunir ses deux familles et de les faire coexister. Je pense que l’on doit réformer la vision actuelle pour une vision plus ouverte, qui ne ferait plus souffrir les adoptés.

L’adolescence est souvent considérée comme une période critique. Chez Mathieu, la haine et la colère dominent à ce moment de sa vie…
Mais ce n’est pas tout le temps le cas. Un discours caricatural s’est créé autour de l’adoption. Il ne faut pas réduire cette dernière aux seuls problèmes qui surviennent, car là aussi, il y a des nuances. Notre adolescence va être à l’image de la famille dans laquelle on grandit, de nos multiples identités et de la société dans laquelle on évolue. En réalité, les adoptés sont comme tous les autres adolescents.

Vous dites qu’en France les institutions n’offrent « rien qui ne puisse donner de la fierté aux enfants noirs » ? Qu’est-ce qui, selon vous, leur donnerait de la fierté ?
Je pense que ça commence par l’éducation nationale, et à quel point est-ce que l’histoire des Noirs est racontée dans les livres, et pas seulement du point de vue  des événements traumatiques. Si l’on retrace l’histoire de l’esclavage, on voit que la traite négrière a aussi été pour la France un moyen de s’enrichir. Certaines villes n’auraient pas la beauté architecturale que l’on connaît s’il n’y avait pas eu la traite négrière. Je pense donc qu’il faudrait faire de cette histoire une histoire commune. Une histoire où l’on accepte de regarder la violence qui a été faite aux communautés noires, mais où l’on voit aussi notre volonté de rejoindre le projet républicain après la révolution. Il y a toujours eu des personnes noires en France, et à tous les postes. Je rappelle aussi que le grand-père de l’écrivain Alexandre Dumas était noir. L’histoire de France n’est pas une histoire blanche. Pourquoi ne pas l’apprendre dès le plus jeune âge et le célébrer collectivement ? D’autre part, un travail reste à faire sur les représentations des Noirs au cinéma et à la télévision, notamment. Quand on voit le succès de la série « Arsène Lupin », dont le personnage principal est incarné par Omar Sy, on se dit que c’est possible de favoriser notre communauté à l’écran.

Une Histoire à Soi
FR – 2021 – 100 – Documentaire
De Amandine Gay 
CinéDoc
02.02.2022 au cinéma
www.cinedoc.ch

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