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jeudi, novembre 28, 2024
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Boyhood

Filmer le temps

En 1995, Richard Linklater signait une romance atypique avec «Before Sunrise». Mettant en scène un coup de foudre entre deux jeunes adultes, Céline, une étudiante française (Julie Delpy) et Jesse, un baroudeur américain (Ethan Hawke), le quatrième film de Linklater accordait déjà une importance toute particulière à la temporalité. En effet, au moment où ils se rencontrent, les deux amants savent qu’ils n’auront qu’une nuit à partager avant de devoir repartir chacun de leur côté. Jusque-là, rien d’extraordinaire me direz-vous. Mais la réflexion du cinéaste sur le temps prenait véritablement forme et gagnait en complexité lorsqu’il eut la brillante idée de réunir une seconde fois Julie Delpy et Ethan Hawke en 2004 pour réaliser «Before Sunset», une suite à la romance avortée de 1995. Neuf ans après le coup de foudre (l’ellipse narrative correspondant ainsi à l’écart qui séparait les deux films), Céline et Jesse se croisent à Paris et décident de déambuler dans les rues en se racontant ce qu’ils sont devenus. Et pour finir, en 2013, Linklater enrichissait encore son édifice avec «Before Midnight». Réunissant une nouvelle fois le duo d’acteurs, il terminait ainsi ce qui s’impose aujourd’hui comme l’un des plus beaux projets de fiction et surtout comme l’une des œuvres les plus justes sur la relation de couple.

Cela fait donc quelques années que nous savons que Richard Linklater affectionne les dispositifs temporels singuliers (c’était aussi le cas dans ses deux premiers films à large diffusion, «Slacker» et «Dazed and Confused»), mais ce qu’il vient d’accomplir avec «Boyhood» est encore plus fou. Pour saisir l’ampleur de son nouveau film il faut remonter jusqu’en 2002: Linklater tourne les premiers plans d’un film sur un petit garçon, Mason, âgé de 6 ans. Puis, chaque année, et ce jusqu’en 2013, il retrouve les mêmes comédiens pour quelques jours de tournage et suit leur évolution en nous racontant l’histoire d’une famille américaine, tout en restant centré sur le personnage de Mason. «Boyhood» accompagne donc ce jeune garçon de 6 à 18 ans, entouré de sa grande sœur (Lorelei Linklater, fille du réalisateur) et de ses parents séparés (Patricia Arquette et Ethan Hawke – à nouveau lui). À ces quelques figures familiales vient s’ajouter un autre personnage principal: le temps qui passe.

Boyhood
Boyhood

L’importance de l’invisible

Si la trilogie des «Before…» parvenait à livrer une vision universelle du couple tout en se concentrant sur deux personnages singuliers, cela était essentiellement dû à la force des ellipses (celles qui séparaient les films). Chaque spectateur étant libre de remplir les espaces de vie séparant les trois films, il nous appartenait de faire les liens et d’imaginer la substance de cette relation dont seuls trois moments pivots nous étaient révélés. Avec «Boyhood», Richard Linklater reproduit le même procédé mais au sein d’un seul film. Ne vous attendez donc pas à un «best of» de l’adolescence, ni à une succession des «premières fois» (premier amour, premier baiser, première cuite, etc.). Tout comme dans les «Before…», ici, l’important ne se voit pas. Non seulement ces fameuses «grandes étapes de l’adolescence» seront pour la plupart évacuées du récit filmé mais Linklater souhaite également nous faire comprendre que ce sont essentiellement les «petits riens», ces moments qui semblent banals (une virée en voiture, une sortie au bowling, etc.) qui s’avèrent déterminants. En ce sens, il serait justifié de parler d’un anti-drame familial.

Boyhood
Boyhood

Reflet de vie

C’est précisément cette volonté de mettre en avant ce que le spectateur aurait tendance à juger insignifiant qui dote le film d’une précieuse humilité et qui lui permet d’accéder à la même universalité que celle des «Before…» ou de «The Tree of Life» de Terrence Malick. L’important n’étant pas de s’identifier au personnage de Mason, mais de ressentir le mystère – forcément nostalgique – du temps qui passe éprouvé par chacun d’entre nous, quelles que soient nos expériences de vie.

Interrogé par Les Cahiers du Cinéma, le réalisateur déclare: «L’idée est venue d’un seul coup. Je voulais faire un film sur ce que c’est que grandir, que ce soit un reflet, une mémoire de la vie». Et en effet, les personnages de «Boyhood» sont avant tout des témoins du temps qui nous échappe. Cette idée se fait particulièrement ressentir dans une scène déchirante où la mère de Mason mesure le poids du temps qui file lorsque son fils quitte le foyer pour aller poursuivre ses études à l’université. Après plus de deux heures de film, Patricia Arquette (quel plaisir de la retrouver!) craque dans un élan de lucidité et se remémore les grandes étapes de la vie de son fils en sachant pertinemment que la prochaine sera indéniablement la mort.

Marqueurs temporels

L’humilité évoquée plus haut est encore renforcée par une absence totale de marque qui viendrait souligner les ellipses. Richard Linklater fait le pari de ne pas indiquer explicitement les changements d’année. Il nous faut parfois quelques secondes, voire quelques minutes, pour remarquer un changement physique chez les acteurs/personnages et comprendre qu’une année s’est écoulée entre deux séquences. Le résultat n’en est que plus fluide et l’impression procurée nous ramène au véritable sujet du film: la course du temps.

Plutôt que d’écrire en toutes lettres les années à l’écran, Linklater préfère truffer son film de références musicales et technologiques pour illustrer chaque période. De «Oops !… I Did It Again» entonnée par la sœur de Mason dans une séquence hilarante à l’apparition du MiniDisc en passant par la sortie d’un nouvel «Harry Potter», des références à la culture populaire et au contexte politique viennent teinter chaque époque d’une couleur particulière, nous permettant de nous situer sur la ligne du temps.

Boyhood
Boyhood

Dasein

En jouant sur les ellipses et les non-dits, Richard Linklater relève le défi évoqué par Victor Hugo lorsque ce dernier affirmait que «ce sont là [dans les vides] précisément les difficultés de l’art.» Il parvient ainsi à saisir l’insaisissable: la richesse et la complexité d’une vie sans cesse en train de se faire au rythme insondable du temps. Un temps qui nous dépasse et nous domine, comme le constate le personnage de Mason arrivé aux portes de l’âge adulte lorsqu’il discute avec une fille qu’il vient de rencontrer: «Tu sais comme tout le monde dit toujours qu’il faut saisir le moment? Lui dit-elle avant d’ajouter: Je ne sais pas, je suis plutôt du genre à penser dans l’autre sens, ce sont plutôt les moments qui nous saisissent». Et Mason ponctue: «Oui, les moments sont constants, c’est… C’est toujours un moment présent», rappelant ainsi le fameux Dasein heideggerien, cet «être là» que le philosophe allemand développe dans «Sein und Zeit» (littéralement «Être et Temps») et qu’il considère comme étant la meilleure définition possible des modalités de l’existence humaine.

Boyhood
Boyhood

En bref, avec «Boyhood», Richard Linklater nous livre un petit bijou infiniment précieux et justement récompensé au dernier Festival de Berlin par l’Ours d’argent du meilleur réalisateur.

Boyhood
De Richard Linklater
Avec Ellar Coltrane, Patricia Arquette, Ethan Hawke, Lorelei Linklater

[Thomas Gerber]

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