Écrit et réalisé par Anna Thommen et Lorenz Nufer, ce film documentaire retrace le parcours d’un groupe hétérogène de bénévoles suisses ayant décidé de sortir de leur quotidien pour apporter leur aide à l’organisation Schwizerchrüz de Michael Räber. Ce film humaniste nous immerge au sein des responsabilités et des difficultés auxquelles sont confrontés ces volontaires face à l’afflux de réfugiés. Anna Thommen nous explique en quoi le cinéma peut nous rendre sensibles à ce désastre humain, nous incliner à l’envisager autrement, et sans doute nous inciter à agir.
Pourriez-vous nous parler en quelques mots de la genèse de ce film documentaire ?
Nous sommes deux co-réalisateurs : Lorenz Nufer et moi-même. L’un des protagonistes du film, Michael Räber, est son cousin. Lorenz est une personne qui vient du théâtre, il y est à la fois acteur et metteur en scène. Il voulait faire une pièce sur l’histoire de son cousin. En janvier 2016, il m’a téléphoné pour savoir si je pouvais l’aider à faire un travail de recherche sur ce sujet pour la pièce de théâtre. Comme je suis réalisatrice de cinéma documentaire, et qu’il avait la possibilité de contacter des bénévoles, nous avons organiser des entretiens. Après quelques rencontres, nous avons tout de suite remarqué qu’ils avaient chacun et chacune des histoires intéressantes. Il m’a tout de suite semblé important d’écouter ce que ces gens avaient vécu. Ce sont des témoins de ce qu’il se passe en Grèce ! Ils ont une approche de la réalité que nous ne pouvons évidemment pas avoir ici, en regardant ou en écoutant les médias tranquillement dans notre sofa. Ma motivation principale était donc de les filmer au lieu de me cantonner uniquement à de simples recherches. Ce sont ces interviews qui nous ont donné envie de faire ce film.
Étiez-vous vous-mêmes active au sein de l’organisation ?
Lorenz est parti plusieurs fois avec l’organisation en tant que volontaire. Pour ma part, je ne pouvais pas partir… À l’époque, j’étais enceinte et devais m’occuper de mon petit garçon à la maison. Je pensais d’ailleurs que cela allait être très compliqué de faire un film sur des expériences que je n’ai pas eu l’occasion de vivre. Cependant, nous nous sommes très bien partagé les tâches : Lorenz était volontaire, et pouvait donc recueillir énormément de choses sur place, tandis que je m’occupais de l’aspect technique du film. J’avais toute la distance nécessaire pour réfléchir aux questions de narration, etc. Parfois, il trouvait des choses importantes, mais cela n’allait pas pour le film. Il m’indiquait toutefois que certaines d’entre elles illustraient parfaitement le rôle des volontaires et de ce qui se passait sur place. On a vraiment partagé nos rôles.
Le jeu sur les focalisations de caméra laisse une place importante au regard et à la parole des bénévoles. Était-ce important pour vous qu’il y ait ce mélange entre immersion et commentaire ?
Sur place, on a d’abord remarqué que la plupart des bénévoles filmaient. L’organisation est un organisme privé. Ils avaient besoin de financement pour acheter des choses essentielles pour les réfugiés. Ils ont donc filmé un maximum de choses pour montrer ce qu’il se passe aux Suisses. C’est un matériel nécessaire pour qu’ils puissent notamment réaliser ce qu’ils pouvaient apporter en faisant un don. Tout ce matériel filmique était aussi important pour notre projet. En réalité, tout ce que les bénévoles ont vécu en Grèce – Idoméni, Lesbos, l’arrivée des bateaux – s’est passé bien avant que nous envisagions de faire le film.
L’un des enjeux majeurs était effectivement de transmettre un maximum aux spectateurs l’expérience vécue par les différents bénévoles. Il était très important pour moi que le spectateur devienne durant quelques instants ce volontaire qui entre dans l’eau pour venir en aide aux réfugiés. Ce point de vue immersif est quelque chose que je n’ai par exemple jamais vu dans les médias. D’où l’importance de ne pas juste montrer à nouveau ces images que nous avons vues des milliers de fois.
À aucun moment vous ne tombez dans le misérabilisme. Il y a évidemment des images plus dures que d’autres, mais beaucoup d’entre elles dévoilent des rencontres joyeuses et la possibilité de nouer des liens au sein des camps.
À côté de toute cette misère, tous les volontaires que nous avons rencontrés après leur retour avaient des images positives en tête. Ce n’était pas juste mauvais, c’était aussi très beau. Ils ont pu faire la rencontre de personnes magnifiques, et même se lier d’amitié avec certaines d’entre elles. C’était intense… Dans ce cas-là, on est très proche de la vie !
Était-ce difficile de trouver des financements et du soutien pour ce projet ?
Oui. Pour trouver les financements, ce n’était pas très difficile, car le rôle des volontaires intéresse quand même les gens. C’est une vision que nous n’avons pas beaucoup vue au cinéma. Cependant, c’était un peu plus compliqué de trouver des distributeurs ou d’être programmé dans certains festivals… « Avec un film sur les réfugiés, on ne gagne pas beaucoup d’argent ». Les festivals ne veulent en général plus tellement mettre en avant ce genre de sujet. C’est un thème assez récurrent… C’est vrai que c’était difficile.
Heureusement, nous avons assez vite remarqué le clivage entre ce que pensent les distributeurs ou les cinémas et ce que veulent réellement les spectateurs. Ce n’est pas toujours la vérité. Beaucoup de personnes étaient soulagées de voir qu’il y avait un peu d’espoir en Méditerranée. En fait, je me rends compte que les gens veulent être au courant et qu’ils n’acceptent pas ce qui se passe là-bas. Ce constat marche plutôt bien en Suisse. À l’étranger, je crois que ce sera un peu plus compliqué… Tous les pays veulent le même film, mais avec leurs propres volontaires !
Un mot revient très souvent au sein des bénévoles : responsabilité.
Je suis convaincue que nous avons une certaine responsabilité par rapport à ce qu’il se passe. On ne peut pas juste être tranquille, et se contenter de croire que notre système est parfait et que tout va bien se passer… Les droits de l’homme font partie de nos valeurs fondamentales. On a grandi avec. Cela fait maintenant cinq années que tout a changé pour moi… Je pensais sincèrement que nos valeurs étaient très fortes dans notre société et notre démocratie. Désormais, je constate que ce n’est pas forcément le cas ! On doit être toujours attentifs à ce que les droits de l’homme soient respectés. Je suis convaincu que c’est la responsabilité de chacun et chacune de ne pas fermer les yeux, d’être actif politiquement ou simplement à travers le dialogue pour que rien ne reste sous silence.
Ce documentaire vise donc véritablement à responsabiliser le spectateur.
Oui. Quand on fait un film, on travaille avec le spectateur. Le film débute avec le regard d’un volontaire qui court sur la plage pour sauver des réfugiés. On est tout de suite ce volontaire qui va apporter son aide. Après la première partie du film, on a essayé de travailler un maximum avec les émotions du spectateur. On voulait qu’ils vivent ce que les bénévoles vivaient. Il y a d’ailleurs une scène très dure… Il fait nuit, un bateau arrive, on entend des cris… On voulait montrer toute la scène, car elle permettait de mettre en avant la responsabilité qui nous incombe face à ce désastre. Je pense que le spectateur sera plus ouvert à certaines réflexions quand ils seront confrontés à ces images. D’une certaine façon, cela nous ouvre les yeux.
Était-il important pour vous de travailler et de mettre en avant la notion de « trace » ? Ce mot revient à plusieurs reprises chez les bénévoles qui garderont à jamais certaines scènes, certains souvenirs, mais apparait aussi sur les plages à travers les innombrables gilets de sauvetage, bateaux, etc. Votre film apparait également comme une trace…
C’est très important ! Le passé existe encore… Rien n’est totalement effacé ou invisible. La situation ne s’améliore pas. C’est de pire en pire ! Il y a de plus en plus de monde dans les camps, mais de moins en moins de moyens. L’accès à la nourriture et aux soins est par exemple de plus en plus difficile. Il arrive parfois que les bénévoles n’aient pas accès aux camps. On ne sait parfois pas bien ce qu’il s’y passe. Les médias ne sont pas totalement silencieux, mais ils ne sont malheureusement pas assez bruyants. On est fâchés que cela ne change pas ! Nous reproduisons encore certaines fautes du passé… Nous ne devons pas oublier ce qui s’est passé, mais comme cela est loin d’être fini, nous devons avant tout être actifs et nous concentrer sur le présent.
Dans le film, on demande à Michael Räber s’il se considère comme un héros. Comment caractériseriez-vous ces bénévoles ?
Comme Michael Räber le dit, ce sont avant tout des combattants et des combattantes. Je trouve tellement génial ce qu’il répond à cette question que je ne peux pas en dire davantage… Nous n’acceptons pas ce mot, car ce sont des personnes normales qui combattent pour nos valeurs. On a voulu garder leur anonymat jusqu’à la fin pour appuyer justement le fait que ce sont des personnes comme vous et moi. On ne doit pas les idéaliser. À la limite, on peut dire que ce sont des exemples… Cela pourrait être nous… Ce sont simplement des personnes qui ont décidé de se mobiliser pour faire avancer les choses.
Avez-vous eu des nouvelles de l’organisation et des bénévoles ?
Michael Räber a décidé de céder sa place au sein de l’organisation, afin de lancer un autre projet : One Happy Family. Ils sont actuellement à Lesbos près du camps Moria. Même si c’était très compliqué avec les autorités et les politiques locales, ils ont réussi à construire un centre pour les réfugiés, afin qu’ils puissent sortir un peu des camps. Ils peuvent ainsi aller à l’école, manger quelque chose, discuter, etc. Malheureusement, la situation est devenue extrêmement compliquée avec l’arrivée du virus… [ L’interview a été réalisée peu avant les évènements dramatiques qui se produisent actuellement dans le plus grand camp de réfugiés en Europe : la camp de Moria. Après que le camp soit parti en fumée, plus de 12’000 personnes se retrouvent désormais sans le moindre abri…]
Considérez-vous le cinéma comme une arme politique ?
Oui je le pense. C’est important de faire ce genre de films ! Après chaque projection, je vois certains spectateurs qui veulent s’engager ou qui montrent simplement un vif intérêt pour ce qui a été montré. Je suis sûr que cela peut faire bouger les choses ! Je connais pas mal de politiciens avec lesquels je pourrais collaborer… C’est encore en cours. Je suis persuadée que le cinéma peut créer quelque chose qu’on ne peut pas toujours produire avec les mots. On parle avec des émotions et on s’adresse aux émotions des gens. Aussi pour la situation en Méditerranée, c’est très important !
Sarah Hirshi-Gerbe dit à la fin du film que lorsqu’on part en Grèce pour venir en aide aux migrants, « on éprouve quelques difficultés à vivre ici ». Vous espérez donc aussi que « les personnes redeviennent ce qu’elles sont en réalité » ?
C’est ma scène préférée ! On a fait le tournage avec Sarah toute la journée. En rentrant chez elle, elle s’est arrêtée en pleine forêt pour m’envoyer cette vidéo dans laquelle elle partage avec moi une réflexion qui lui était subitement venue. Cela a été tout de suite pour moi une évidence : elle allait conclure le film. Cette phrase me parait essentielle ! Elle me procure toujours quelque chose, et j’ai l’impression que c’est également le cas chez les spectateurs. Le film doit fonctionner comme un miroir !
Volunteer
CH – 2019 – 93min
Documentaire
Réalisateurs : Anna Thommen & Lorenz Nufer
Avec : Michael Grossenbacher, Michael Räber, Ileana
Heer CastelleÇ, Thomas Hirschi, Sarah Hirschi-
Gerber, Taha Alahmad, Lisa Bosia
09.09.2020 au cinéma