Ce documentaire, réalisé par Marc di Domenico, à partir des images filmées par Charles Aznavour, entre 1948 et 1982, révèle le regard intime de l’artiste sur le monde, les femmes de sa vie et ses enfants. Rencontre avec le réalisateur et le fils de Charles Aznavour.
Comment avez-vous découvert ces archives ?
Mischa Aznavour
Nous n’avons pas vraiment découvert ces images, puisqu’elles étaient chez nous. On savait qu’elles étaient là, mais on ne les avait pas vues depuis très longtemps. À force de travailler ensemble – cela fait vingt-cinq ans que, Marc et moi, nous nous connaissons -, et notamment depuis sept ou huit ans sur des projets qui concernaient mon père, entre autres, un album et un documentaire, et d’avoir fait le tour des choses que nous avions à voir ( les émissions de télévision, les musiques , etc ), on a commencé à s’attaquer à ces pellicules.
Marc di Domenico
Avec Charles, on se croisait souvent dans sa maison à Mouriès. En 2015, on a fait une captation, que j’ai réalisée pour Arte, de son concert au Palais des sports. On a commencé à parler de tournage, de films, etc. Ces images de pellicule sont apparues au fur et à mesure des discussions que nous avions sur le cinéma, la musique et toute sorte de choses. Il m’a notamment dit : « Tiens, ce sont des images que j’ai pu faire ». On les regardait, on les sélectionnait, mais pas dans l’optique d’en faire un film. Il a seulement senti qu’il y avait une complicité suffisante pour que l’on fasse quelque chose avec ce matériel-là.
Quelles ont été vos réactions en les voyant ?
Marc
Cela s’est fait tranquillement. On a commencé à regarder les premiers rushs, avant de passer une après-midi avec Mischa à les regarder, parce qu’elles ont été mises sur DVD.
Mischa
Ce n’était pas spécialement un moment émouvant. Quand on a commencé à regarder les images, on ne s’est pas forcément étonné de la distance temporelle. Ce n’était pas un travail, mais une découverte et un plaisir. Je savais que la plupart des images existaient, mais il n’y avait pas le sentiment d’avoir une merveille entre les mains. C’est une chose naturelle.
Marc
J’ai eu une émotion en voyant la beauté de certains plans. Je retrouvais un certain goût de mon enfance et de mon adolescence avec cette super 8, les couleurs et le style vestimentaire. Ceci m’a plus charmé que l’envie d’en faire absolument quelque chose. J’adorai les regarder, juste parce qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Il y a des heures de film : ses voyages, ces pays, ses moments au Japon, ces heures d’Afrique… Dans le film, on en voit quelques minutes. Rien que l’Afrique, c’est déjà deux heures : on s’attarde longtemps sur le fleuve au Bangui ; c’est silencieux, il n’y a pas de son. Je suis complètement sous le charme ! C’est spécial… On peut se mettre ça le soir à la maison et regarder ces images sans son tout en s’imaginant ce que l’on veut. Bref, cela a démarré comme ça, et je lui ai dit : tous ces plans sont magnifiques.
Mischa
Tous les endroits qui ont pu être filmés apparaissent dans le film et font partie de la narration finale. On a seulement dû faire l’économie de quelques heures d’images. On n’a par exemple pas utilisé les heures que nous avions trouvées sur La Paz.
Marc
Quand je commençais à être dans un souci d’efficacité en cherchant des réponses à certaines questions, je constatais qu’il n’y en avait pas. Si je demandais à Charles pourquoi il filmait telle ou telle chose, il y avait un silence radio. Par contre, si je me laissais aller à lui dire que cela me faisait penser à telle ou telle chose, ça lui plaisait. Par exemple, quand je lui disais que son voyage en Afrique me faisait penser à son premier voyage avec la maman de Mischa, ça lui plaisait plus que si je lui demandais pourquoi il avait réalisé ces images. J’ai essayé de lui demander de me les commenter…Quand on était à Mouriès, je disais à Mischa que cela serait sympa que son père puisse en parler, afin de les comprendre. Il ne l’a pas fait. En revanche, il m’a laissé une liberté totale pour imaginer ce que je voulais. C’est ça qui fait la singularité du film.
Puisqu’il n’a pas commenté ces images, comment avez-vous sélectionné les textes ?
Marc
C’est extrait de ce qu’il a écrit ou dit. Durant toute sa vie, il a accordé beaucoup d’entretiens à la télévision ou à la radio. On les a fait transcrire. On a donc des pages d’entretiens. Personnellement, même avant le film, il y a des choses que j’avais déjà mises de côté, lorsque je lisais ses livres. Je me disais que c’était intéressant la façon dont il a de parler de son père, de son rapport aux enfants, etc. Il y a plein de choses dans ses livres. Une fois, quand nous étions dans sa loge à Bercy, son attaché l’a avertit qu’il devait faire une émission télé dans laquelle ils lui demandaient s’il aimait « les jeunes chanteurs », et quel était « son rapport avec la jeunesse ». Il a répondu : « Tout est dit dans mes chansons ! » Il avait ses commentaires pour les journalistes, ils savaient les questions qu’on allait lui poser. De s’exprimer et d’aller au fond des choses, il le faisait très peu. C’est ce que j’ai aimé dans cette expérience : comprendre qu’il faut se donner de la peine pour dépasser les apparences et connaître une personne.
On découvre l’homme derrière le géant.
Oui, c’est bien ça. Ces images précèdent la création tout en étant une création elles-mêmes. Cela nous donner une clé pour comprendre d’où viennent ses textes.
Pourquoi avoir choisi Romain Duris pour prendre la voix de votre père ?
Marc
Tout d’abord, c’est un très mauvais acteur. Il est atone, amorphe et pas sympa. Et sa voix… C’est vraiment mauvais ! On la prit, car on s’est dit qu’il avait toutes ces qualités ( rires ) !
Non, c’est Misha qui a choisi Romain.
Mischa
J’avais besoin de quelqu’un qui ait une énergie semblable à celle de mon père. Je trouve qu’ils ont ça en commun. En tout cas, en tant que fils, je peux vous dire qu’il partage le même genre d’énergie. Je me suis dit que s’ils avaient été de la même génération, ils auraient pu être très pote ! Je les voyais bien être amis, presque inséparables.
« Je confie de plus en plus ma caméra pour me voir avec Johnny, Dalida, comme si je ne me voyais pas encore. Je veux concentrer les regards. Je veux être au centre ». Avait-il besoin de laisser sa caméra pour être vu et se sentir au même rang que ces célébrités ? Est-ce une revanche sur ses années difficiles ?
Marc
Il y a peut-être cette idée de revanche. Quand on a eu beaucoup de mal, et que cela a été très dur d’arriver à avoir quelque chose, on a envie d’exprimer son bonheur quand cela arrive enfin. Pour lui, cela a été trente ans de marathon. À un moment donné, il s’est rendu compte qu’il était parmi Deneuve, Johnny, etc. Il voulait certainement fixer ce moment. Je dirais que c’est plus une fierté qu’une revanche ! C’est sans doute aussi le plaisir de se dire qu’on est arrivé au but que l’on s’était fixé.
Est-ce que cela vous a permis, Mischa, de voir votre père autrement ?
D’une certaine façon oui, car je ne l’ai pas connu jeune. Il m’a eu à 47 ans. J’ai ainsi pu le connaître plus jeune et plus speed, mais avec le caractère qu’il a toujours su garder. Je l’ai vu d’une autre façon, mais je ne l’ai pas totalement découvert non plus.
Que constitue ce film pour vous ? Un objet de patrimoine ?
Je crois que oui. C’est au-delà de lui, puisqu’il filme finalement le 20e siècle. C’est le monde et le siècle traversé par Aznavour. Cela peut donc avoir une valeur patrimoniale, mais seul le temps nous le dira. En tout cas pour moi, je trouve que c’est un témoignage important sur le monde à une époque.
Avait-il eu envie de réaliser un film ?
Mischa
Il devait réaliser un film qui s’appelle Yiddish Connection. Il avait écrit le scénario et voulait le réaliser. Les producteurs se sont dit que c’était un caprice de star. Ils ne lui ont pas fait confiance. Pour finir, c’est Paul Boujenah qui a réalisé le film. Il est malheureusement sorti durant les attentats de quatre-vingt-six. Cela a été donc dur pour que le film fasse parler de lui.
Je pense que ça lui a vite passé. Il n’avait pas vraiment le temps. Il ne pouvait pas être en tournée partout dans le monde, et même temps réaliser des films. C’est quand même du travail en amont, du travail durant le tournage, du travail en postproduction… Il faut se bloquer pratiquement un an et demi pour ne faire que ça. Sa passion était l’écriture de chanson et les tours de chant.
Quand il a tourné son dernier film, on sentait qu’il n’avait plus envie d’en faire. Si c’était juste pour attendre un rôle pas très intéressant… Non pas qu’il ne pensait qu’à la durée ! Dans Ararat, il n’a pas vingt jours de tournage, mais il a un rôle clé. Vers la fin, il avait envie de jouer des rôles qui fassent le poids.
Le Regard de Charles
FR – 2019 – Documentaire
Réalisation : Marc di Domenico
Scénario : Marc di Domenico
Voix-off : Romain Duris
Production : Anna Sanders Films
Durée : 83 min
Sortie : dès le 27 novembre au cinéma