Avec Reptile, Grant Singer nous propose un polar paranoïaque, n’hésitant pas à sacrifier son rythme au profit de son ambiance.
En passant du clip au long-métrage, on peut dire que le réalisateur a réussi sa mue.
Tom Nichols (Benicio del Toro) est un inspecteur bien installé dans un quotidien convenable en Nouvelle-Angleterre. Ses semaines sont chargées de bals country en compagnie de sa femme Judy (Alicia Silverstone), de partie de poker avec ses collègues et d’une enquête pour le meurtre d’une jeune agente immobilière. Mais plus il remonte le fil de cette intrigue, plus il se rend compte que son quotidien risque d’être bouleversé à jamais.
Reconnaissons-le tout de suite : Reptile comporte bon nombre de faiblesses. Tout d’abord, son rythme. Le long-métrage de plus de deux heures adopte un rythme plutôt lent et se permet même de le ponctuer de quelques moments de vie de son inspecteur qui agissent comme des temps morts.
Entre deux interrogatoires, nous le suivons au bal, puis nous le voyons s’interroger sur le nouveau lavabo qu’il souhaiterait acquérir. Plus encore, le film va évacuer complètement son enquête en milieu de parcours pour y revenir péniblement et terminer de démêler son intrigue.
Seulement, l’intrigue aussi souffre de quelques faiblesses. Certains liens ne sont pas évidents, il sera souvent nécessaire de garder en tête le nom des personnages, y compris ceux que l’on pensait parfois très secondaires, pour apprécier vraiment le déroulé de l’enquête. Et même avec cela, certains éléments de cause à effet restent encore bancals.
Enfin, il faut souligner la prestation de Benicio del Toro, dont la Charles-Bronsonisation devient franchement impressionnante. L’acteur devient de plus en plus pataud, il exprime peu d’émotions comme il ne s’exprime qu’au strict minimum. Le personnage renforce le sentiment de lenteur qui pèse sur l’ensemble du (trop ?) long-métrage. Tous ces défauts péjorent le développement d’une enquête, jusqu’à la rendre laborieuse. Et pourtant…
Pourtant, Reptile est un très bon film. Non pas malgré, mais plutôt grâce à ces défauts que nous venons de souligner.
Parce que toutes ces principales faiblesses ne peuvent être perçues que si nous faisons de l’enquête elle-même le cœur du dispositif de Reptile. Le film tord les codes du polar et s’intéresse surtout à son personnage d’inspecteur bourru. Dès lors que l’on regarde Reptile par ce prisme, les faiblesses du rythme deviennent des forces : chaque parenthèse à l’enquête nous permet d’apprécier son univers.
Les scènes en compagnie de sa femme témoignent d’une complicité touchante. Loin de la femme au foyer demandant à son mari de se préserver des horreurs de son travail, elle les partage, se montre active dans l’enquête, et va jusqu’à jouer un rôle déterminant dans l’avancée de celle-ci. On aime ce couple, et le voir profiter d’une soirée au bal pour se divertir ne devient plus un point mort à notre histoire, mais un moment de libération que l’on prend plaisir à partager avec eux.
Mais là où Reptile brille, c’est par son ambiance, même hors de ses phases d’enquête. Celle-ci étant liée à une riche famille travaillant dans l’immobilier, le film opère un choix brillant : opposer le vide, la vacuité de ces espaces froids et sans personnalité des maisons à vendre au quotidien bien rempli de notre inspecteur, qui évolue souvent dans des décors naturels ou dans des intérieurs chargés d’histoire.
Plus encore, le film insuffle des traces de ce quotidien, même dans les scènes d’enquête. Une réunion entre notre inspecteur et trois collègues pour analyser les images ne se déroule pas dans un bureau neutre, mais dans son jardin, où ils se font livrer des pizzas. L’enquête sur un véhicule repéré par les caméras sera l’occasion pour notre inspecteur de visiter un garage typique avec ces banderoles délavées et son trottoir abîmé. S’il pleut, la caméra prendra soin de nous offrir un gros plan de ses semelles toucher le sol humide en descendant de sa voiture. Reptile brille par sa capacité à instiller son ambiance du quotidien durant tout le long-métrage. Et c’est précisément ce quotidien qui nous est devenu familier et qui est finalement mis en péril par cette enquête.
On partage alors d’autant plus les hésitations et les craintes de Tom Nichols sans qu’il ait besoin de les verbaliser. Là-dessus, le choix de Benicio del Toro offre une très belle prestation où ses airs bourrus traduisent autant la confiance de son personnage que ses faiblesses. Il n’a pas besoin de s’exprimer, car tout son quotidien le fait déjà pour lui. Perdre ce quotidien, c’est l’assurance de perdre notre personnage. On craint que ce soit pour lui le dernier bal de country en compagnie de sa femme, et l’on est d’autant plus surpris que l’on déteste pourtant cette musique.
Reptile ne parlera certes pas à tout le monde. Il faut être sensible aux détails, à cette caméra qui parcourt une petite ville de la Nouvelle-Angleterre, à ses décors réalistes. Alors que ce quotidien est souvent l’objet à fuir dans tout bon récit, ici, il est le refuge de notre inspecteur qui travaille sur des crimes inhumains, sur des actes qui mettent en danger la routine de tous. C’est ce renversement qu’il faut accepter, cette mue qu’il faut accomplir, pour se fondre complètement dans ce polar magnifique.
Reptile
USA – 2023
Durée: 2h14min
Drame, Policier, Suspense
Réalisateur: Grant Singer
Avec: Benicio Del Toro, Alicia Silverstone, Justin Timberlake, Eric Bogosian, France Fisher, Ato Essandoh, Michael Pitt
29.09.2023 uniquement sur Netflix