« Sous les figues » est un film de fiction qui met en scène des jeunes Tunisiennes « modernes et connectées » dans des zones rurales défavorisées. Loin des clichés, le film est captivant et d’un naturel digne d’un documentaire. Rencontre avec la cinéaste Erige Sehiri.
Parlez-nous en quelques mots de quoi parle votre film ?
En quelques mots, le film raconte l’histoire d’une journée de travail de jeunes saisonniers cueilleurs et cueilleuses de figues et ils travaillent avec des personnes plus âgées. C’est un film intergénérationnel de cueillette et c’est aussi la cueillette des visages, d’histoires, de regards. C’est un film de sensations, je dirais, comme si on avait passé une journée avec eux.
« la fiction nous donne cette liberté-là de pouvoir aller aussi ailleurs que dans le film social classique »
C’est un documentaire ou une fiction ?
C’est complètement une fiction, mais on a recréé la réalité. C’est ce qui donne aussi un effet un peu documentaire ou disons très réaliste. Parce que pour raconter une seule journée ne suffit pas de mettre une caméra et de laisser les gens vivre, il faut pouvoir recréer cette vie, ces dialogues, ces histoires. Et en plus un film à huis clos avec un seul décor, une seule journée, un seul lieu, il fallait pour moi avoir la liberté de pouvoir y mettre tout ce que j’avais envie d’y mettre donc je trouve que la fiction nous donne cette liberté-là de pouvoir aller aussi ailleurs que dans le film social classique, mais nous amener aussi dans beaucoup de poésie et de jeu d’acteur, de performance.
L’idée ou envie de fiction est arrivée assez vite pour un tel sujet ?
Je pense que c’est venu assez vite parce que j’avais envie que ce film commence par le lever du soleil et qui se termine au coucher du soleil tout simplement. Je pense qu’en une journée, dans la vie de quelqu’un, on peut raconter énormément de la vie et de la société dans laquelle on vit et surtout lorsqu’on est dans un film collectif, un film de groupe comme ça, un film chorale et donc très vite je me suis dit de toute façon, puisque le décor c’est le verger et que j’ai envie qu’on reste dans cette voûte qui sont les figuiers où les gens sont un peu enfermés dans cet espace-là, il ne fallait pas qu’on en sorte et donc il fallait que ce soit une seule journée, un seul lieu.
Vos acteurs sont des amateurs originaires de la région où se déroule le film.
Pourquoi un tel choix ?
Je pense que les gens ont fait très peu de films du monde rural et souvent quand on fait interpréter ce monde-là par des acteurs, je trouve que parfois, c’est un peu caricaturé. Donc c’était important pour moi d’aller chercher des gens de la région qui allaient en même temps jouer et en même temps donner un peu aussi de leur vie, de leur personnalité et ça permet aussi de leur donner un espace de création, un espace d’expression et des opportunités aussi pour une jeunesse qui en a tellement peu.
C’était compliqué de travailler avec des gens qui n’ont jamais fait du cinéma ?
Déjà, quand on travaille avec des amateurs, en plus, mineurs parfois, il faut convaincre les parents de ce qu’on fait et puis il faut prendre le temps. Je pense que la différence entre le travail des acteurs amateurs et des acteurs professionnels, c’est le temps qu’on met pour la préparation. Avec des acteurs non-professionnels, il a fallu les préparer, faire des répétitions, les faire oublier la caméra qui parfois était très proche d’eux, à deux centimètres de leur visage parfois. Finalement, je dirais que ça a été la durée. Le reste a été évidemment merveilleux, parce qu’ils ont aussi peu conscience des enjeux d’un film. Et ça, ça a créé beaucoup de naturel et d’authenticité justement et c’est ce que je recherchais et je ne voulais pas qu’ils jouent vraiment, je voulais qu’ils soient et ça, c’est plus difficile à avoir avec un acteur pros parce qu’il est totalement conscient de l’enjeu d’un film.
« c’est un film engagé, mais j’avais envie aussi de faire une vraie proposition de cinéma »
Votre fiction semble être un miroir tendu sur la société tunisienne.
Mais est-ce aussi un film politique ?
Je pense qu’il y a un peu des deux et forcément un reflet de la société, parce que c’est un microcosme de la société dans ce verger. Il y a bien sûr la dénonciation d’une condition sociale, la condition de ces femmes, de la manière dont elles sont transportées, mais aussi le peu de perspectives de la jeunesse qui pourtant est complètement connectée, moderne, ça pourrait être des jeunes gens de n’importe où dans le monde. Ils ont une mentalité qui ressemble à la mentalité des jeunes d’aujourd’hui et pourtant, ils sont vraiment restreints dans leur vie et dans leurs espoirs, dans leurs rêves et ça, c’est important que le film le raconte, mais d’une manière vraiment très subtile et très poétique, parce que finalement, c’est un film engagé, mais j’avais envie aussi de faire une vraie proposition de cinéma et de faire ce qu’on appelle un film Life Movie. C’est un film où on l’impression qu’on regarde la vie et pas où on est manipulé par un scénario, une dramaturgie ultra écrite, mais au contraire où on a l’impression de presque que ça s’écrit pendant qu’on regarde le film.
Un nouveau projet à venir ?
Oui, là, je suis en préparation de mon prochain long métrage de fiction et je pense que ce film m’a vraiment porté, parce qu’il m’a donné tellement de liberté. Faut savoir aussi que c’est avec très peu de moyens, pratiquement rien qu’on a réalisé « Sous les figues ». On l’a autoproduit au départ puis ensuite, on est rentré en coproduction avec la France et les Suisses qui nous ont soutenus, notamment Palmyre Badinier qui est productrice franco-suisse et qui travaille avec la Suisse et elle m’a soutenu un peu comme on faisait à l’ancienne, c’est-à-dire qu’on investit de l’argent dans un film sans savoir réellement quel est le parcours classique du film avec les dépôts de financement… tout ça. Donc il s’est fait avec beaucoup de spontané, d’envie, de désir de cinéma. Et là, pour le deuxième, je pense qu’on est tellement sur une belle lancée, on a eu tellement une belle presse que ça nous porte et que ça donne vraiment envie de replonger tout de suite dans la création d’un film. Et je pense que le secret est de s’entourer avec des gens qui ont autant ce désir-là de cinéma qu’on peut l’avoir, nous, en tant que réalisateur et scénariste.
Vous parlez du bon retour critique de « Sous les figues ».
Vous imaginiez un tel succès ?
On ne s’imagine pas quand on fait un film, en plus, on a la tête dans le guidon comme on dit. On est vraiment plongé dans ce qu’on est en train de faire. Cela étant, je sentais qu’on était en train d’avoir une vraie performance d’acteur. Il y a une mise en scène tellement particulière, tellement radicale, que je sentais qu’il y avait quelque chose comme de magique dans ce film et que ce film avait une âme quelque part. Et je me disais alors peut-être ça va dérouter un peu des personnes, ou peut-être que d’autres personnes ont trouvé ça un peu trop simple ou… mais je pense que finalement, c’est un film qui touche les gens de toutes les générations et de toutes les cultures. Et ça, oui, ça a été un super accueil par le public. Et c’est vrai que la sélection à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes a tout de suite aussi ouvert les portes à ce film et ça prouve aussi qu’on peut avoir des envies et faire ça de manière assez simple et compliquée, parfois même financièrement, avec un petit budget et ça n’empêche pas que ça peut nous amener très loin.
Sous les figues
Tunisie – 2022 – Documentaire – Fiction – 92min
De Erige Sehiri
Avec Ameni Fdhili, Fide Fdhili, Feten Fdhili, Samar Sifi, Leila Ohebi, Hneya Ben Elhedi Sbahi…
Trigon Film
01.02.2023 au cinéma