En 2015, deux séries documentaires true crime ont battu tous les records d’audience et ont soulevé l’opinion public américain, allant jusqu’à influencer la réalité elle-même.
Le manque de reconnaissance du documentaire n’a jamais été une tare, mais plutôt un moteur à sa progression. La série TV est aujourd’hui un nouveau témoin de ce constat, puisque malgré la quasi-omniprésence de la fiction, des séries documentaires de plus en plus passionnantes et exigeantes voient le jour (« Dark Net », « The Circus », « Drugs, Inc. »). Mais il aura fallu attendre 2015 pour que deux séries, du genre très apprécié du true crime, concurrencent la fiction en terme d’audience : « The Jinx » avec ses 3 millions de moyenne et surtout « Making A Murderer » avec 19 millions de spectateurs, soit plus que le final de la saison 5 de « Game of Thrones ».
Portraits-Robots
Diffusés courant février-mars 2015 sur HBO, les six épisodes de « The Jinx » essaient de faire la lumière sur le personnage de Robert Durst, riche héritier ayant des liens plus ou moins évidents avec les meurtres de trois de ses proches. La série s’articule essentiellement autour de reconstitutions d’évènements, de témoignages de personnes impliquées, mais surtout d’une longue entrevue avec l’intéressé, demandée d’ailleurs par Durst lui-même après la vision de « All Good Things », fiction réalisée par le même réalisateur et relatant la disparition mystérieuse de la première femme de Durst. « The Jinx » ne prend pourtant pas le parti de son sujet, mais le présente clairement comme coupable.
« Making A Murderer » est lui diffusé d’un seul bloc de dix épisodes le 18 décembre 2015 sur Netflix. Cette série-ci révèle la complexité et l’absurdité du cas de Steven Avery, un innocent accusé et emprisonné à deux reprises pour une totalité de 27 années, un chiffre grandissant, car Avery est aujourd’hui toujours incarcéré. Ici, les réalisatrices ont voulues être au plus près de la réalité, suivant l’affaire sur une période de neuf ans, et documentant en direct plusieurs événements clef. Elles se placent ainsi du côté de Steven Avery, allant dans le sens de son innocence.
Le riche coupable et le pauvre innocent
« Les pauvres perdent toujours ». Cette phrase pleine de vérité, énoncée par Steven Avery lui-même, met en lumière un des aspects primordiaux de ces deux séries : l’approche sociale.
En effet, Robert Durst, héritier d’une des familles les plus influentes de New-York, semble à chaque fois s’en sortir grâce à sa fortune et à ses relations : caution de 250’000 $ payée en un jour, services des meilleurs avocats du Texas qui le feront acquitter alors qu’il a été prouvé que Durst a démembré sa victime avant de la jeter à la mer ; plusieurs vies de fugitif et des fausses identités financées grâce à ses ressources monétaires ; etc. Ainsi, malgré une multitude de coïncidences et même parfois des preuves accablantes, le riche Durst n’a jamais été jugé coupable.
De son côté, Steven Avery gère une casse automobile au fin fond du Wisconsin. Son QI est de 70 et il était déjà père de quatre enfants à 23 ans. Pour lui, la présomption d’innocence n’est donc pas la même. D’abord condamné à 32 ans de prison, Avery sera innocenté au bout de 18, en 2003, grâce à des preuves irréfutables, dont certaines étaient déjà en possession de la police en 1995… Puis, quand il attaque l’État du Wisconsin pour erreur judiciaire et que l’enquête révèle de plus en plus de preuves, une jeune photographe est retrouvée morte, découpée et brûlée sur son terrain. Le procès qui s’ensuivra mettra fin à l’enquête sur la première erreur judiciaire et jugera Avery coupable du meurtre, malgré des preuves criantes de son innocence et impliquant le rôle de la police. Il est alors condamné à la prison à vie, où il est encore aujourd’hui, à 53 ans.
D’un point de vue psychologique, il est aussi intéressant de noter que Durst montre tous les symptômes du borderline, changeant sa version des faits selon la situation et agissant de manière contradictoire et parfois extravagante, alors qu’Avery a toujours clamé son innocence, tout en faisant preuve d’un pragmatisme exemplaire, sûrement pour ne pas tomber dans le piège de la colère.
Si on suit ces deux exemples flagrants, on voit ainsi de manière claire l’iniquité du système judiciaire américain. Les riches ont plus de chances d’être innocentés que les pauvres, malgré la présence de preuves irréfutables dans les deux cas et d’un comportement non-équivoque des accusés.
Quand la réalité rattrape le documentaire
Ce qui fait également l’originalité de ces deux séries, et qui leur donne tout leur impact, est leur rapport à la réalité et surtout leur influence sur cette dernière.
Un jour avant la diffusion de l’épisode final de « The Jinx », Robert Durst est arrêté pour homicide volontaire pour un des cas traités dans la série. Des éléments révélés dans les derniers épisodes auraient apportés à la police et au FBI des nouvelles preuves tangibles contre Durst. L’accusé sera bientôt extradé en Californie, où le meurtre a eu lieu, et son procès devrait débuter à la fin de l’été 2016.
Steven Avery, quant à lui, se bat depuis plusieurs années pour faire valoir son droit à un nouveau procès, mais en vain… La Cour Suprême du Wisconsin ayant même refusé de considérer son cas. Mais depuis la diffusion de la série, tout a changé. Avery a déposé un nouvel appel, citant cette fois-ci la violation de ses droits judiciaires, et dans le même temps, la célèbre avocate Kathleen Zellner, ayant déjà fait libérer 17 victimes d’erreurs judiciaires, a annoncé défendre Avery, assistée de Tricia Bushnell, directrice du Midwest Innocence Project. Un nouveau procès plus équitable semblerait donc être à l’horizon pour Steven Avery.
« The Jinx » et « Making A Murderer » ont donc chacun à leur manière réinventé le documentaire true crime en utilisant intelligemment les outils du médium sériel et surtout en devenant des reportages engagés et actifs vis-à-vis de leur sujet, allant jusqu’à influencer la réalité elle-même.
The Jinx / Making a Murderer
De Andrew Jarecki / Laura Ricciardi & Moira Demos
Avec Robert Durst, Steven Avery
HBO / Netflix
2015