Une semaine de cinéphilo au Gymnase français de Bienne
Depuis plus de 20 ans le collège de philosophie du Gymnase français de Bienne propose une semaine d’études qui allie cinéma et philosophie, dans laquelle de jeunes gymnasiens redécouvrent le cinéma avec un peu de recul.
Parfois, nous invitons un réalisateur confirmé à présenter son œuvre ou un jeune réalisateur fraîchement sorti de l’ECAL à soumettre aux élèves des problèmes de story board. Le but est à chaque fois de permettre aux élèves de se décentrer afin d’écrire un article critique qui dépasse le « j’aime/j’aime pas » auquel se résume trop souvent l’exercice. Cette année, nous avons proposé aux élèves de se pencher sur la question de l’humour par l’analyse de sketchs comiques (« bons » ou « mauvais ») et de comédies de styles très divers (« Kitchen Stories », « Comédie érotique d’une nuit d’été », « Le Grand Soir » ou encore « Samba »).
Il ne s’agissait pas d’abord de faire rire les élèves, encore moins de les divertir, mais de leur demander de prendre du recul par rapport à leurs goûts en distinguant l’humour qui suscite une interrogation sur le sens des projets humains et de la vie en commun, de l’humour qui enferme l’homme dans des habitudes sclérosantes et dans les stéréotypes « essentialistes ».
A l’aide d’un certain nombre de critères pensés en commun, les élèves ont su analyser très finement plusieurs comédies. Nous vous donnons à lire ici quelques extraits de leurs travaux.
[Daniel Bourquin, professeur de philosophie, Gymnase français de Bienne]
« Kitchen Stories » de Bent Hamer (2003)
Dans les années 50, le Home Research Institute est chargé d’étudier les déplacements quotidiens des hommes célibataires dans leur cuisine afin d’essayer de révolutionner les méthodes des tâches ménagères. Pour l’étude, un groupe d’observateurs suédois est envoyé dans un village norvégien, mais ces derniers ne devront en aucun cas entrer en contact avec les personnes observées. Malheureusement, il deviendra rapidement impossible de respecter les règles du protocole mises en place par des dirigeants très caricaturés. En effet, en dépit de la barrière politico-culturelle qui sépare les deux peuples, une amitié unique et touchante se forme entre Isak, un pauvre vieillard norvégien, et Folke, l’observateur suédois.
Il nous semble important de mettre en évidence l’absurdité omniprésente dans l’œuvre de Bent Hamer. Du contrat de l’institut, au dénouement de l’histoire, en passant par les relations entre les deux personnalités d’Isak et de Folke, ou encore la jalousie de Grant (voisin solitaire d’Isak), autant de points qui prennent une apparence à la fois spontanée et abusive de ce que représente la société humaine.
Bien que le thème ne soit pas joyeux, Bent Hamer arrive à nous faire sourire de cette tragédie grâce à quelques éléments discrets qui, à certains moments, deviennent la clé de l’histoire.
La lenteur et le malaise qui règnent au début du film vont se transformer en une compassion et une amitié, dont l’émotion qui se dégage réchauffera cette atmosphère de froideur de l’hiver scandinave, en nous faisant prendre conscience qu’en dehors des apparences, nous sommes tous égaux et que nous avons tous le droit d’aimer ; d’aimer soi-même, son voisin et la vie…
[Loïc Schlüchter et Sarah Rossé]
« Samba » de Eric Toledano et Olivier Nakache (2014)
Samba raconte l’histoire d’un jeune Sénégalais, vivant depuis 10 ans en France et qui se voit contraint de quitter le pays au plus vite. Cette comédie dramatique reprend des faits réels et tristes, grâce aux touches d’humour parsemées au fils de l’histoire, celle-ci devient plus légère.
Cet humour présenté dans « Samba » est ajouté à une histoire qui s’en passerait bien. L’humour permet de briser la glace et de ne pas accabler le spectateur avec la réalité pesante. Il enlève le poids des événements tragiques car la situation en soi, n’a rien de comique.
Dans une scène, Samba et Wilson, qui n’ont pas de papiers, travaillent lorsque l’arrivée de la police les pousse à prendre la fuite. Ils se retrouvent sur un toit, mais voilà, Samba a le vertige. La scène qui est dramatique devient drôle à cause de sa peur insoupçonnée. Ou encore lorsque Alice lui explique la raison de sa mise sous thérapie, car elle a fracassé un téléphone sur la tête d’un de ses collègues. Ce qu’elle raconte est triste mais Samba tourne en dérision ce moment honteux. Ces deux scènes illustrent le type d’humour présent dans le film, il n’est pas indispensable à l’histoire et surprend le spectateur. C’est un humour ouvert qui travaille également sur les clichés en mettant une distance entre le personnage et le spectateur. Ce qui a pour effet de faire rire le public et d’instaurer un lien affectueux entre eux deux. L’humour ouvert, contrairement au comique de la norme, fragilise les évidences, il est surprenant et nécessite une certaine distanciation. Cet humour n’est pas offensif et n’agresse personne dans ses valeurs, c’est pourquoi il convient à un large public.
[Carole Bringold, Salma Romero et Sarah Bättig]
De nombreux films, récents (« Samba », 2014) ou moins récents (« 8 femmes », 2002) traitent de sujets tragiques mais font néanmoins rire le public. Comment les réalisateurs font-ils pour imbriquer de l’humour dans tout ce malheur ? Et pourquoi le font-ils ?
La question se pose si les réalisateurs n’ajoutent pas du comique dans leurs tragédies dans un but commercial, par exemple pour atteindre un maximum d’entrées (le public qui regarde « Samba » s’attend à ce que Omar Sy soit aussi drôle que dans « Intouchables ») ou pour obtenir des critiques positives (certains spectateurs ressentent une certaine satisfaction quand le film se termine bien).
Nous trouvons que le critère commercial est bien présent, mais que ce n’est pas l’unique raison pour laquelle on « humorise » les tragédies. C’est aussi pour nous faire voir le problème d’un autre angle et créer une distance. Peut-être que c’est pour nous montrer qu’il ne faut pas oublier son côté joyeux, même dans les moments difficiles.
[Nadja Muggli et Nadia M’Barki]
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